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sembler ses idées. On cherche à lui persuader que toute sa vie passée est un rêve. Il ne peut se résoudre à le croire, mais encore ne sait-il pas comment il est sous ce costume et dans ce lit. On lui présente un miroir, il n’est pas sûr de se reconnaître. « Allez, dit-il enfin à l’un des assistants, allez voir au pied du pont si Gilles le savetier est dans son échoppe. S’il n’y est pas, c’est moi ; mais, s’il y est, que le diable m’emporte si je sais qui je suis[1]. »

Qu’on ne vienne pas me dire que ce sont là des fables et qu’on ne doit pas raisonner sur des fables. Mon argument est sérieux. Qu’on fasse la part de l’invraisemblance de la donnée ou de l’exagération comique, Sosie et Gilles nous peignent bien les perplexités de l’intelligence que le raisonnement amène à douter de ce qu’elle ne peut s’empêcher de croire. Je ne doute certes pas de mon identité ; mais pourtant il y a des fous qui se figurent être l’empereur de la Chine, et d’autres qui se souviennent d’avoir été Louis XVII. Ne suis-je pas le jouet d’une semblable folie ? Suis-je bien celui que je crois être ? Quel est, en un mot, le critérium de l’état de raison ? C’est à cette question que nous allons répondre.


IV


Pourquoi le fou a-t-il foi en ses aberrations ? À quelle marque reconnaissons-nous les imaginations d’un cerveau troublé, et quelle en est la valeur logique ? Y a-t-il un critérium supérieur ?

Nous venons de voir en quoi se ressemblent et en quoi se distinguent le rêve et la rêverie. De part et d’autre, le tissu fondamental est une suite de conceptions plus ou moins bien enchaînées. Seulement, dans la rêverie, elles coexistent avec des perceptions déterminées qui, bien qu’affaiblies par suite de notre inattention, en font néanmoins, par leur netteté et leur relief, remarquer le fruste et le défaut de saillie. Dans le rêve, au contraire, les perceptions que nous pouvons avoir sont si vagues et si obscures que nos conceptions en gagnent du resplendissement par contraste, et l’impossibilité où nous sommes d’établir une comparaison fait que nous prenons, obéissant en cela à une habitude innée et irrésistible, les objets de nos idées pour des réalités extérieures.

  1. Shakespeare a mis le même sujet au théâtre dans le prologue de la Méchante femme mise à la raison. Christophe Sly. Suis-je un lord ? ou bien est-ce un rêve que je fais ? ou ai-je rêvé jusqu’à ce jour ? Je ne dors pas ; je vois, j’entends, je parle ; je sens ces suaves odeurs… Sur ma vie, je suis un lord en effet, et non un chaudronnier ni Christophe Sly.