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Th. ribot. — désordres généraux de la mémoire

moment, tout souvenir lui fait défaut. Il revient au restaurant ; il apprend qu’il a mangé, qu’il a payé, qu’il n’a pas paru indisposé et qu’il s’est remis en marche vers son bureau. Cette absence avait duré environ trois quarts d’heure. — Un autre épileptique, pris d’une attaque, tombe dans une boutique, se relève et s’enfuit en. laissant son chapeau et son carnet. « On me retrouva, dit-il, à un demi-kilomètre de là ; je demandais mon chapeau dans toutes les boutiques ; mais je n’avais pas conscience de ce que je faisais, et je ne revins à moi qu’au bout de dix minutes en arrivant au chemin de fer. » — Trousseau rapporte le cas d’un magistrat qui, siégeant à l’hôtel de ville de Paris, comme membre d’une Société savante, sortait nu-tête, allait jusqu’au quai et revenait à sa place prendre part aux discussions, sans aucun souvenir de ce qu’il avait fait. — Souvent le malade continue pendant la période d’automatisme les actes auxquels il se livrait au moment de l’accès, ou bien il parle de ce qu’il vient de lire. Nous en avons donné des exemples dans un précédent article. — Rien n’est moins rare que des tentatives infructueuses de suicide, dont il ne reste, après le vertige épileptique, aucunes traces dans la mémoire. Et il en est de même pour les tentatives criminelles. Un cordonnier pris de manie épileptique le jour de son mariage tue son beau-père à coups de tranchet. Revenu à lui au bout de quelques jours, il n’avait pas la plus légère connaissance de ce qu’il avait fait[1].

Voilà assez d’exemples pour que le lecteur puisse comprendre la nature de l’amnésie épileptique mieux que par des descriptions générales. Une certaine période d’activité mentale est comme si elle n’avait pas été : l’épileptique ne la connaît que par le témoignage d’autrui ou par de vagues conjectures. Tel est le fait. Quant à son interprétation psychologique, il y a deux hypothèses possibles.

On peut admettre : ou bien que la période d’automatisme mental n’a été accompagnée d’aucune conscience ; en ce cas, l’amnésie n’a pas besoin d’être expliquée ; rien n’ayant été produit, rien ne peut être conservé ni reproduit ; — ou bien il y a eu conscience, mais à un degré si faible, que l’amnésie s’ensuit. Je crois que cette deuxième hypothèse est la vraie dans un grand nombre de cas.

D’abord, à s’en tenir au raisonnement seul, il est difficile d’admettre que des actes fort compliqués, adaptés à différents buts, s’accomplissent sans quelque conscience au moins intermittente. Qu’on fasse aussi large qu’on voudra la part de l’habitude ; il faut bien reconnaître que, si là où il y a uniformité d’action la con-

  1. Voir aussi Morel. Traité des maladies mentales, p. 695.