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Th. ribot. — désordres généraux de la mémoire

science. Quand on lui a demandé où elle a appris à jouer un air en regardant la musique sur un livre, elle a répondu qu’elle ne pouvait pas le dire, et elle s’est étonnée que son interlocuteur ne pût en faire autant.

« À vrai dire, d’après diverses remarques qu’elle a faites d’elle-même par hasard, il semble qu’elle possède plusieurs idées générales d’une nature plus ou moins complexe, qu’elle n’a pas eu l’occasion d’acquérir depuis sa guérison[1]. »

Autant qu’on en peut juger d’après le rapport de Sharpey, cette rééducation ne dura pas plus de trois mois. Il ne faudrait pas croire d’ailleurs que ce fait soit unique. « Un clergyman à la suite d’une commotion causée par une chute resta plusieurs jours totalement inconscient. Revenu à lui, il était dans l’état d’un enfant intelligent. Quoique d’un âge mûr, il recommença sous des maîtres ses études anglaises et classiques. Au bout de quelques mois d’études, sa mémoire revint graduellement, si bien qu’en quelques semaines son esprit recouvra sa vigueur et sa culture anciennes[2]. »

Un autre homme, âgé de trente ans, fort instruit, à la suite d’une grave maladie, avait tout oublié, jusqu’au nom des objets les plus communs. Sa santé rétablie, il recommença à tout apprendre comme un enfant : d’abord le nom des choses, puis à lire ; puis il commença à apprendre le latin. Ses progrès furent rapides. Un jour, étudiant avec son frère, qui lui servait de maître, il s’arrêta subitement et porta sa main à sa tête. « J’éprouve, dit-il, dans la tête une sensation particulière, et il me semble maintenant que j’ai su tout cela autrefois. À partir de ce moment, il recouvra rapidement ses facultés. »

Je me contente, pour le moment, de mettre ces faits sous les yeux du lecteur. Les remarques qu’ils suggèrent trouveront mieux leur place ailleurs. Je terminerai par un cas peu connu qui forme la transition naturelle vers le groupe des amnésies intermittentes. Nous allons voir en effet se former peu à peu une mémoire provisoire qui disparaîtra brusquement devant la mémoire primitive.

Une jeune femme, robuste, d’une bonne santé, tomba par accident dans une rivière et fut presque noyée. Elle resta six heures insensible, puis reprit connaissance. Dix jours plus tard, elle tomba dans une stupeur complète, qui dura quatre heures. Quand elle rouvrit les yeux, elle ne reconnaissait plus personne : elle était privée de l’ouïe, de la parole, du goût et de l’odorat. Il ne lui restait que la vue et le toucher, qui étaient d’une sensibilité extrême. Ignorante de toute chose,

  1. Brain, april 1879, p. 1 el suiv.
  2. Forbes Winslow. Diseases of the Brain, etc., p. 317, 318.