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corps et en mettre un autre à sa place : squelette, vaisseaux, viscères, muscles, peau, tout est neuf, sauf le système nerveux, qui reste le même avec tout son passé enregistré en lui. Il n’est pas douteux en ce cas que l’afflux de sensations vitales insolites ne produise le plus grand désordre. Entre l’ancienne cénesthésie gravée dans le système nerveux et la nouvelle agissant avec l’intensité de tout ce qui est actuel et nouveau, il y aurait une contradiction inconciliable. Cette hypothèse se réalise en une certaine mesure dans des cas morbides. Des troubles organiques obscurs, une anesthésie totale modifient parfois la cénesthésie au point que le sujet croit être en pierre, en beurre, en cire, en bois, avoir changé de sexe ou être mort.

En dehors des cas morbides, qu’on remarque ce qui se produit à la puberté : « Avec l’entrée en activité de certaines parties du corps qui jusque-là étaient restées dans un calme complet, et avec la révolution totale qui se produit dans l’organisme à cette époque de la vie, de grandes masses de sensations nouvelles, de penchants nouveaux, d’idées vagues ou distinctes et d’impulsions nouvelles passent en un espace de temps relativement court à l’état de conscience. Elles pénètrent peu à peu le cercle des idées anciennes et arrivent à faire partie intégrante du moi. Celui-ci devient par là même tout autre ; il renouvelle, et le sentiment de soi-même subit une métamorphose radicale. Jusqu’à ce que l’assimilation soit complète, cette pénétration et cette dissociation du moi primitif ne peuvent guère s’accomplir sans qu’il se passe de grands mouvements dans notre conscience et sans qu’elle subisse un ébranlement tumultueux[1]. »

On peut dire que toutes les fois que les changements de la cénesthésie, au lieu d’être insensibles ou temporaires, sont rapides et permanente, un désaccord éclate entre les deux éléments qui constituent notre personnalité à l’état normal : le sentiment de notre corps et la mémoire consciente. Si le nouvel état tient bon, il devient le centre auquel se rattachent les associations nouvelles ; il se forme ainsi un nouveau complexus, un nouveau moi. L’antagonisme entre ces deux centres d’attraction — l’ancien qui est en voie de dissolution, le nouveau qui est en voie de progression — produit suivant les circonstances des résultats divers. Tantôt l’ancien moi disparaît, après avoir enrichi le nouveau de ses dépouilles, c’est-à-dire d’une partie des associations qui le constituaient. Tantôt les deux moi alternent sans parvenir à se supplanter. Tantôt l’ancien moi n’existe plus que

  1. Griesinger, Traité des maladies mentales, p. 55 et suiv. Tout le passage est excellent comme analyse.