main ? » — Pourquoi non ? répondrait volontiers l’utopiste. Pour n’être proclamée que par une seule bouche, la vérité en est-elle moins digne de créance ? Aussi bien il n’est pas prouvé que personne n’a pensé comme moi ; ce que seul j’ose dire, d’autres peut-être l’ont admis en silence. — « Mais, répliquera le défenseur du préjugé, ne sentons-nous pas qu’un monde extérieur existe ? » — Etrange question et qui témoignerait d’an philosophe bien novice ! Comment la sensibilité nous assurerait-elle de l’extériorité d’une existence, impuissante qu’elle est à constater même simplement une existence ? Autant vaut dire que l’on entend des couleurs et que l’on voit des sons. L’existence est connue par raisonnement ; par sentiment, non pas.
Enfin, peut-être se réclamera-t-on du nom considérable de Descartes, au dire de qui Dieu serait un trompeur si le monde n’existait pas. — Mais, d’abord, à quel monde est-il fait allusion ? Visible ou invisible ? S’il s’agit d’un monde invisible, l’objection ne nous touche pas, puisque nous ne traitons que du monde révélé à nos yeux. S’il est question au contraire de l’univers coloré que nos regards embrassent, on nous accordera que le procédé de Descartes est bien dangereux. Comme il serait facile à tout dialecticien à bout de raisons d’invoquer la Providence divine et de légitimer par un appel religieux l’irrésistible inclination de tel ou tel de nos jugements ! Mais Descartes lui-même, à ses heures, a tenu peu de compte de la croyance instinctive, pour peu qu’elle lui parût hostile à ses découvertes II a professé, en dépit d’elle, que la lumière ne réside pas dans le soleil, ni la chaleur dans le feu, etc. Pourquoi nous interdirions-nous, par égard pour cette même inclination, de nier l’extériorité du monde visible ?
Au risque de couper le fil de notre analyse, nous nous permettrons, à notre tour, de réfuter cette réfutation. Descartes n’a jamais commis la faute de justifier les illusions des sens par un recours direct à la véracité de Dieu. Qu’on lui en fasse ou non un crime, personne plus que lui n’a fait fi des perceptions et des faits ; sa philosophie est pure d’expérience, et, s’il a connu la nature, c’a été en lui dictant ses lois[1]. La véracité de Dieu ne lui est utile qu’à garantir la persistance de la trame qui unit nos idées et simplement peut-être les droits de la mémoire à fournir des jalons au raisonnement[2].