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th. ribot. — les désordres partiels de la mémoire.

affaiblissement de l’esprit, il n’est pas douteux que l’activité mentale persiste, même quand elle n’a plus que les gestes pour se traduire. Les exemples abondent : je n’en citerai que quelques-uns.

Certains malades privés seulement d’une partie de leur vocabulaire, mais incapables de trouver le mot propre, le remplacent par une périphrase ou une description. Pour ciseaux, ils disent « ce qui sert à couper » ; pour fenêtre, « ce par où l’on voit clair ». Ils désignent un homme par l’endroit où il habite, par ses titres, ses fonctions, par les inventions qu’il a faites, par les livres qu’il a écrits[1]. — Dans des cas plus graves d’aphasie complète et durable, nous voyons des malades jouer aux cartes avec beaucoup de calcul et de réflexion ; d’autres surveillent la gestion de leurs affaires. Tel ce grand propriétaire dont parle Trousseau « qui se faisait présenter les baux, traités, etc., et, par des gestes intelligibles pour ses proches, indiquait des modifications à faire, qui le plus ordinairement étaient utiles et raisonnables. » — Un homme complètement privé de la parole remit à son médecin une histoire détaillée de sa maladie écrite par lui en très bons termes et d’une main fort assurée. Nous avons d’ailleurs le témoignage de malades eux-mêmes après leur guérison. « J’avais oublié tous les mots, dit l’un d’eux, mais j’avais toute ma connaissance, toute ma volonté. Je savais très bien ce que je voulais dire et ne pouvais le dire. Quand vous (le médecin) m’interrogiez, je vous comprenais parfaitement ; je faisais tous mes efforts pour répondre ; impossible de me souvenir des mots[2]. » Rostan, frappé subitement et incapable de prononcer ou d’écrire un seul mot, « analysait les symptômes de sa maladie et cherchait à les rapporter à quelque lésion particulière du cerveau, comme il eût fait dans une conférence clinique. » Le cas de Lordat est très connu ; « il était capable de coordonner une leçon, d’en changer dans « on esprit la distribution ; mais, lorsque la pensée devait se manifester par la parole ou l’écriture, c’était chose impossible, bien qu’il n’y eût pas de paralysie[3]. »

Nous pouvons donc considérer comme établi que, les moyens d’expression ayant disparu, l’intelligence reste à peu près intacte, et que par conséquent l’amnésie est restreinte aux signes.

  1. Très fréquemment l’aphasique confond les mots, dit feu pour pain, etc., ou forge des mots inintelligibles ; mais ces désordres me paraissent une maladie du langage plus que de la mémoire.
  2. Legroux, De l’aphasie, p. 96.
  3. Pour ces faits : voir surtout Trousseau, ouvrage cité. Lordat, spiritualiste ardent, a tiré de là des considérations sur l’indépendance de l’esprit, il se faisait illusion. Au jugement de ceux qui l’ont connu, il est resté fort inférieur à lui-même après sa guérison.