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sont purement individuels ; puis les noms de choses qui sont les plus concrets ; puis tous les substantifs qui ne sont que des adjectifs pris dans un sens particulier[1] ; enfin viennent les adjectifs et les verbes qui expriment des qualités, des manières d’être, des actes. Les signes qui traduisent immédiatement des qualités périssent donc les derniers. Le savant dont parle Gratiolet qui, oubliant tous les noms propres, disait : « Mon confrère qui a fait telle invention. » en revenait à la désignation par les qualités. On a remarqué aussi que beaucoup d’idiots n’ont de mémoire que pour les adjectifs (Itard). La notion de qualité est la plus stable, parce qu’elle est la première acquise, parce qu’elle est le fond de nos conceptions les plus complexes.

Comme le particulier est nécessairement ce qui a le moins d’extension et le général ce qui en a le plus, on peut dire que la rapidité avec laquelle la mémoire des signes disparaît est en raison inverse de leur extension, et comme, toutes choses égales d’ailleurs, un terme a d’autant plus de chances d’être répété et fixé dans la mémoire qu’il désigne un grand nombre d’objets et d’autant moins de chances d’être répété et fixé dans la mémoire qu’il en désigne un petit nombre, on voit que cette loi de dissolution repose en définitive sur des conditions expérimentales.

Je compléterai ces remarques par le passage suivant de Kussmaul : « Quand la mémoire diminue, plus un concept est concret, plus le terme qui l’exprime manque vite. Ce qui en est la cause, c’est que notre représentation des personnes et des choses est plus faiblement liée à leur nom que les abstrations telles que leur état, leurs rapports, leurs qualités. Nous nous représentons facilement les personnes et les choses sans leurs noms, parce qu’ici l’image sensorielle est plus importante que cette autre image qui est le signe, c’est-à-dire leur nom. Au contraire, nous n’acquérons les concepts abstraits qu’avec l’aide des mots qui seuls leur donnent une forme stable. Voilà pourquoi les verbes, les adjectifs, les pronoms et encore plus les adverbes, les prépositions et les conjonctions sont plus intimement liés à la pensée que les substantifs. On peut se figurer que, dans le réseau de cellules des couches corticales, il doit se passer des phénomènes d’excitation et de combinaison beaucoup plus nombreux pour un concept abstrait que pour un concept concret ; et que par conséquent les connexions organiques qui lient une idée abstraite à son signe sont

  1. La transformation de l’adjectif en substantif, qui a été un des procédés constants de la formation des langues, se voit encore de nos jours : par exemple, un bon de la banque, un brillant, un volant. (F. Baudry, De la science du langage et de son état actuel, p. ( 9.)