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H. TAINE. — ACQUISITION DU LANGAGE.

tête cassée, on lui disait qu’elles étaient mortes. Un jour sa grand-mère lui dit : « Je suis vieille, je ne serai pas toujours avec toi, je mourrai. » — « Alors, tu auras la tête cassée ? » — Elle a répété cette idée à plusieurs reprises ; maintenant encore (3 ans 1 mois), pour elle, être morte, c’est avoir la tête cassée. — Avant-hier une pie tuée par le jardinier a été pendue par la patte au bout d’une perche, en guise d’épouvantail ; on lui a dit que la pie était morte, elle a voulu la voir. « Qu’est-ce qu’elle fait, la pie ? » — « Elle ne fait rien, elle ne remue plus, elle est morte. » — « Ah ! » — Pour la première fois l’idée de l’immobilité finale vient d’entrer dans sa tête. Supposez qu’un peuple s’arrête à cette idée, et ne définisse pas la mort autrement ; l’au-delà pour lui sera le schéol des Hébreux, le lieu où vivent d’une vie vague, presque éteinte, les morts immobiles. — Hier signifie pour elle dans le passé, et demain signifie dans l’avenir ; aucun de ces deux mots ne désigne dans son esprit un jour précis par rapport à celui d’aujourd’hui, le précédent ou le suivant. Voilà encore un exemple d’un sens trop vaste qu’il faudra rétrécir. — Il n’y a presque pas de mot employé par un enfant dont le sens ne doive subir cette opération. Comme les peuples primitifs, ils sont enclins aux idées générales et vastes ; les linguistes nous disent que tel est le caractère des racines, et partant des conceptions premières telles qu’on les trouve dans les plus anciens documents, notamment dans le Rig-Véda.

En général l’enfant présente à l’état passager des caractères mentaux qui se retrouvent à l’état fixe dans les civilisations primitives, à peu près comme l’embryon humain présente à l’état passager des caractères physiques qui se retrouvent à l’état fixe dans des classes d’animaux inférieurs.

II.

L’ACQUISITION DU LANGAGE PAR L’ESPÈCE HUMAINE

Une pareille question ne pouvait être traitée avec compétence que par un philologue. Par bonheur l’un des plus éminents linguistes de notre temps, M. Max Müller, vient d’en donner une solution à la fois très-simple, très-ingénieuse et très-solidement fondée[1].

Sur tous les points essentiels, les conclusions auxquelles M. Max Müller arrive par la philologie sont celles auxquelles nous sommes

  1. Lectures on M. Darwin’s philosophy of language, delivered at the royal Institution. (Mars et Avril 1873), (publiées ensuite dans Fraser’s Magazine, Mai 1873).