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circonstances se moquent des calculs de la prévoyance, et l’esprit ne trouve que l’humble résignation de l’être qui ne comprend pas, ou la révolte fière de celui qui s’indigne de ne pas comprendre. Rien n’est pénible comme la théodicée de Leibniz, comme ce vain effort d’un puissant esprit qui défend Dieu par des distinctions sophistiques, avec des procédés d’avocat embarrassé d’une mauvaise cause. Dieu parfait, tout sage et tout-puissant, est condamné au mal, voilà la thèse ! Mais, si magnifique que soit le spectacle de l’ordre universel, le mal existe ; or ce mal Dieu a pu le prévoir par sa sagesse infinie, le prévenir par sa toute-puissance : ou Dieu n’est pas tout sage, ou Dieu n’est pas tout-puissant ; on ne sort de ce dilemme que par un sophisme, à moins qu’on ne préfère sacrifier sa bonté.

Faites de Dieu l’idéal de la pensée, vous n’avez plus à résoudre les problèmes sans solution de la théologie. Dieu n’étant plus une réalité distincte du monde, vous n’avez plus à expliquer comment, alors que tout était le parfait et que le parfait était tout, le parfait a accepté la responsabilité de l’imparfait en le créant. Dieu et le monde étant dans le rapport de l’idéal à la réalité, l’imperfection est essentielle au monde, comme la perfection est essentielle à Dieu. Et qu’on ne parle pas de panthéisme. « Le crime » des panthéistes, c’est de se courber dévotement devant tout ce qui est, c’est, de tout justifier et de tout sanctifier, c’est d’adorer, philosophes du succès, politiques de la raison d’État, toutes les brutalités de la nature, le désordre, la douleur et le péché qui est la pire douleur ; c’est de mettre pêle-mêle tout ce qui est, tout ce qui apparaît, le beau comme le laid, ce qui fait pleurer et ce qui fait rougir, et de s’agenouiller devant ce tas de réalités confondues, sur lequel ils ont écrit : Dieu. Non, Dieu n’est pas cette idole informe. Dieu, c’est l’idéal, c’est la protestation de l’esprit qui ne se laisse pas éblouir par la puissance infinie de la nature, qui garde le courage et le sang-froid de juger cet univers, qui d’un choc d’atome peut l’écraser. Dieu, c’est le dernier terme de l’espérance humaine, c’est l’être en qui toutes les existences conciliées réaliseraient, dans l’apaisement de toute douleur, l’universelle harmonie. Dieu, c’est l’être qui n’est pas et qu’on aime, c’est l’être en qui de toutes les perfections concentrées s’allumerait pour briller éternellement l’amour infini[1].

Et maintenant que nous savons qu’un refuge est toujours ouvert à l’esprit humain, las du spectacle des choses, que sans sortir d’elle-même la pensée peut se retirer dans l’asile inaccessible de l’idéal, nous pouvons regarder en face la réalité. La science de la multitude

  1. T. III, pp. 208-285.