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critique, et deviendra, en attendant une reprise, toujours possible, de l’instinct et de la nature, la physiologie rationnelle de la spontanéité sous sa double forme, religieuse et métaphysique, dans la série de ses incarnations et de ses œuvres. Une telle philosophie serait une histoire et une critique de la pensée humaine, une métaphysique, si l’on veut, non de la chose, mais de l’esprit : ce serait l’esprit s’émancipant de lui-même, de sa nature fausse, opaque, incohérente, empiriquement amassée, héritage de la vie inférieure dont il arrive, la jugeant et la dépassant.

Si telle doit être la philosophie de demain, si la tâche peut tenter aujourd’hui même des esprits indépendants et critiques, armés à la moderne, moins curieux d’autorités et d’arguments à l’appui de leurs croyances naturelles que du spectacle de l’esprit humain, M. Barthélémy Saint-Hilaire n’est pas de ces curieux ou de ces téméraires. Retiré sur les sommets lointains du péripatétisme, en paix avec sa conscciene, sa pensée et le sens-commun, il n’a pas entendu le bruit de la philosophie nouvelle qui demande à la raison ses titres, pour les vérifier, et appelle à sa barre toute philosophie. S’il l’a entendu, il a cessé de l’entendre, à force de n’en être pas troublé, et croit fermement le silence rétabli. On l’étonnerait beaucoup si on lui disait que jamais, du vivant même de Kant, sa pensée n’avait exercé sur les esprits l’influence souveraine qu’elle exerce depuis dix ans, qu’en Allemagne la plupart des doctrines contemporaines l’invoquent comme leur prémisse naturelle, et qu’en France l’héritage de la philosophie universitaire est aux mains d’une jeune génération formée à la discipline kantienne, qui compte bien ne s’en pas dessaisir.

Quoi qu’il arrive de cette espérance, le kantisme aura marqué la pensée humaine d’une empreinte que rien n’effacera. « On peut, écrivait-on naguère[1], vivre longtemps sans dire de certaines choses. Quand elles ont été dites, il n’est plus possible de revenir au point où on était auparavant. » La philosophie de Kant est une de ces choses. On l’oublie, quand on nous conseille de revenir à la splendeur cartésienne, à la clarté, dit-on encore.

Les idées claires, ces idées que la nature impose, que le sens commun ratifie et que l’esprit reconnaît pour siennes, parce qu’elles constituent son apport, sa première mise d’exploitation dans la vie pensante, ne sont pas la philosophie même, mais son point de départ, ou si l’on veut, sa matière première. Sans doute on ne peut pas dire que la philosophie cesse où la clarté commence (car une certaine clarté commence avec la philosophie) ; on peut affirmer du moins que, là où la clarté dure et ne s’est pas interrompue, la philosophie n’a pas commencé.

C’est en ce sens profond qu’Aristote disait, au premier livre de la

  1. Voir les articles de M. Bersot dans le Journal des Débats des 11 et 12 novembre.