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poursuivent un instant un papillon qui passe ; mais ce ne sont que des actions fugitives et sans suite. L’homme primitif, comme le sauvage moderne, s’est orné de bonne heure de fleurs, de plumes et de coquillages, puis il a recueilli des pierres précieuses et des morceaux de terre rouge, puis il s’est tatoué ; bref, son goût pour la couleur a été désintéressé et a eu pour but l’ornement personnel. L’art de la peinture était en germe dans cet obscur commencement.

Bien qu’opposé en effet aux théories qui font du sens de la couleur une acquisition récente, M. Grant Allen ne nie pas, comme nous l’avons vu, que le goût pour la couleur n’ait subi une évolution, « depuis l’ocre rouge et les plumes dont se pare le naturel des îles Andaman jusqu’aux peintures et aux décorations des palais européens. » Lui-même a retracé les premières phases de cette évolution et a passé en revue dans leur ordre d’importance esthétique et leur ordre probable d’apparition les diverses prédilections du sens chromatique. « Les sentiments esthétiques les plus simples précèdent, dit-il, les plus complexes, et les plus vifs précèdent les plus faibles. » Suivant cette loi, on a vu apparaître successivement chez l’homme et on voit à l’heure qu’il est subsister dans les diverses couches de l’humanité, selon leur degré de culture : 1° le goût de la lumière, la passion des danses aux flambeaux, des feux d’artifice, des feux de joie, etc, ; 2° le goût des objets brillants : métaux, bois ou minéraux polis, verroteries, laques, etc., goût qui trahit si visiblement un sens esthétique inférieur qu’on l’appelle mauvais dans notre société raffinée ; 3° le goût pour les couleurs voyantes, pures : le rouge, le jaune, le bleu d’abord, puis le violet et le vert : on sait quel rôle joue le rouge dans l’esthétique des sauvages et des enfants, dans le costume des Orientaux et des militaires, dans les cérémonies royales, etc. ; 4° le goût des nuances mixtes, délicates, le pourpre, puis l’orangé, le lilas, le mauve, etc. ; 5° le goût des dispositions variées de ces éléments suivant des dessins et dans des proportions dont le nombre est infini.

Sans l’analyse détaillée que nous venons de terminer, on n’eût pu comprendre l’extraordinaire richesse de ce livre en faits curieux et en aperçus originaux, ni sa magistrale ordonnance. Et encore avons-nous été forcé de passer sous silence de nombreuses théories de détail, dont plusieurs pourront à leur tour fournir le sujet d’un ouvrage. Quant au charme et au mouvement du style, quant à la chaleur d’imagination, à la poésie, qui se fait sentir sous les plus arides détails sans rien enlever à la poésie scientifique de l’exposition, la lecture du texte seule peut en donner une idée.

(La fin prochainement.)
A. Espinas.