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analyses. — j. denis. Histoire des théories morales.

que beaucoup en doutent. Il faudrait dire au juste comment on le conçoit, d’où on le fait partir, à quoi on le reconnaît et le mesure. A-t-il lieu partout à la fois ; passe-t-il d’une région à une autre ; est-ce seulement une élite dans l’humanité, ou l’humanité tout entière qui doit finalement en profiter ?

On dira que M. Denis n’avait pas à débattre ces grandes questions dans une étude historique restreinte. J’en conviens ; mais il ne devait donc pas les soulever. On ne saurait les résoudre (si même elles comportent une solution positive) qu’à la condition d’embrasser l’histoire entière des idées et des mœurs dans toutes les nations et dans tous les siècles. Or M. Denis n’étudie que les idées et les théories morales, je ne dis pas même de l’antiquité, mais de la seule antiquité classique ; et même, pour le dire en passant, il serait à désirer que son titre indiquât mieux les limites de son sujet. Comment l’histoire de deux grandes civilisations et d’une dizaine de siècles tout au plus fournirait-elle seule tous les éléments d’un problème, qui est le problème principal et final de la philosophie de l’histoire ?

Enfin, en prenant même pour résolue la question de fait, on se demande encore si l’auteur, en proclamant le progrès nécessaire, a bien songé aux conséquences logiques. À en juger par la chaleur de son style, par son enthousiasme pour la beauté m orale et par la rigueur souvent éloquente de ses jugements[1], il ne semble pas d’humeur à prendre aisément son parti du mal, à déclarer irresponsables les criminels, et sans mérite les gens de bien. Pourquoi donc prend-il à son compte cette comparaison inexacte et usée de la croissance des plantes ? Il nous force à rééditer à notre tour cette réponse non moins usée : « On ne s’indigne pas contre une plante vénéneuse, ni contre un chêne qui pousse de travers. »

Et puis qu’est-ce donc, au juste, que l’on compare au chêne ? Est-ce chaque individu ? est-ce chaque société ? est-ce l’humanité tout entière ? Dans les trois cas, la comparaison pèche ; car si la vie individuelle, si la vie de toute société donnée, si la vie totale de l’espèce, sont régies par les lois de notre nature psychique, non moins constantes que les lois de la nature organique, ces lois sont par elles-mêmes indifférentes au bien et au mal, et ne président pas moins aux phénomènes de corruption et de décadence qu’au progrès. Ce qui décide de la marche ascendante ou descendante du développement, ce qui dans les trois cas donne à ce développement son caractère moral ou immoral, ce ne peut être, en dernière analyse, que les résolutions individuelles, les initiatives bonnes ou mauvaises des volontés. C’est par là que la morale diffère de l’histoire naturelle ; c’est pour cela que ce que le psychologue et l’historien se contentent d’expliquer, le moraliste le qualifie et le juge. Que l’on concilie comme on pourra dans l’homme la nature et la nécessité d’une part, avec la spontanéité personnelle et l’initiative

  1. Par exemple contre Auguste, p. 58 du tome II.