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ANALYSES. — e. last. Mehr Licht.

sensibles, en tant qu’apparences ; le principe de tous ces actes est l’acte libre, unique, décisif, par lequel, en dehors du temps, se constitue notre caractère, que nous avons choisi et que nous manifestons sans le modifier. Comme dans l’univers les phénomènes ne sont que les symboles visibles de l’invisible volonté, seule réelle, seule agissante, ainsi dans l’existence humaine tous les actes ne sont que les effets de la liberté qui par une décision unique, germe de toutes les décisions particulières, les a arrêtés et voulus dans leur principe, le caractère. On peut agir sur l’intelligence, intéresser l’égoïsme, le contenir ; pour ce qui est de changer le fond de la nature « c’est comme si l’on prétendait par une action extérieure changer le plomb en or, ou encore par une culture attentive amener un chêne à produire des abricots. » L’homme étant libre, il est responsable. Quelle est la loi morale ? Comment atteindre le bonheur et la vertu ? Si le monde sensible était réel, si nous étions des êtres distincts, séparés, nous ne pourrions qu’organiser les intérêts, prévenir les conflits entre les volontés égoïstes par une connaissance de plus en plus approfondie des conditions de la vie individuelle et de la vie sociale. Mais ces phénomènes, ces individus ne sont que des apparences ; la pluralité n’est qu’une illusion qui nous dérobe l’unité de l’être éternel, dans lequel nous sommes compris ; l’illusion reconnue, nous pouvons nous affranchir de l’égoïsme, nous délivrer de tous les désirs, et dans la conscience de notre identité avec nos semblables et avec l’univers entier nous sacrifier sans effort au bien universel[1].

Volontiers je résumerais cette doctrine ainsi : ce que la foule prend pour l’illusion est la réalité même ; ce que la foule prend pour la réalité n’est que le rêve passager d’une créature éphémère. Vous vous croyez dans l’espace et dans le temps, près ou loin, vous êtes partout et toujours, vous êtes dans l’éternel ; vous vous croyez déterminés fatalement, vous cherchez dans tout ce qui n’est pas vous la raison de ce que vous faites, vous êtes libres, vous avez choisi en dehors du temps tous vos actes dans leur principe ; vous vous croyez en guerre, vous parlez de vos ennemis, et c’est vous-même que vous frappez en eux ; vous rêvez un monde surnaturel, où de l’amour de toutes les âmes unies en Dieu se composerait une musique divine ; recueillez-vous,

  1. Signalons ici l’effort de l’auteur pour concilier la morale intellectualiste de Kant et la morale du sentiment de Schopenhauer. L’auteur voudrait rester dans le sens commun, reconnaître le rôle de l’éducation, la possibilité de changer son caractère, l’action de l’intelligence qui purifie en éclairant ; il voudrait rétablir l’effort, rendre un intérêt à la vie présente, devenue aussi insignifiante qu’un jeu où les dés seraient pipés. — La morale du sentiment nous parait seule répondre à l’intuition vague du monde comme unité absolue d’une volonté éternelle et infinie. Quant à l’éducation, elle ne peut rien, puisque le caractère intelligible a déterminé d’avance tous les moments du caractère empirique, tous les actes successifs de la vie ; l’action de l’éducation rentre, comme les causes et les effets, dans le monde de l’illusion, qu’on prétend avoir anéanti, et Schopenhauer nous paraît seul conséquent à ses principes.