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écoutez chanter les voix célestes, vous êtes dans ce paradis que vous rêvez. Ce sont les âmes pieuses qui ont raison, quand, agenouillées, dans la communauté de la prière, elles se sentent toutes comprises dans l’esprit de grâce et d’harmonie qui les pénètre et les enveloppe. Le monde a moins de mystères pour l’humble d’esprit qui, dans un élan de charité, oublieux de lui-même, affirme par la sympathie son unité avec l’être qui souffre, que pour le savant qui détermine avec orgueil les lois de ce rêve suivi qu on appelle le monde. — Certes la tentation peut être grande : résoudre le problème du monde par un acte d’amour, et de la vie présente faire la vie souverainement heureuse, en ouvrant dès ici, bas le ciel à toutes les âmes de bonne volonté !

Le malheur est qu’il né suffit pas de nier le mal pour le supprimer. — Mais ce monde n’est que le symbole d’une réalité qu’il manifeste. — Singulier symbolisme ! La volonté est aveugle, inconnaissable, et elle s’aperçoit elle-même dans un esprit qui vient d’elle ; la volonté est éternelle, immuable, quand elle s’apparaît, c’est dans l’espace et dans le temps, soumise à la loi d’un perpétuel devenir ; la volonté est libre, elle se traduit par la nécessité la plus inflexible ; elle est l’unité, l’harmonie, elle s’exprime par la guerre des éléments dans le monde physique, par le guerre des désirs dans l’âme ! Par quelle ironie les phénomènes sont-ils en contradiction absolue avec leur principe ? — Mais les phénomènes n’existent pas ; ce sont les fantômes d’un esprit halluciné. — Le monde dans lequel je vis existe beaucoup plus pour moi que votre paradis avec lequel je n’ai rien de commun ; j’y suis plongé ; mon corps est fait de ses éléments, mon intelligence de ses phénomènes, ma volonté des désirs qu’il suscite. — Mais il a été démontré que les sens transforment les choses qu’ils perçoivent. — Il a été démontré que la pensée de la nature ne nous arrive que traduite par les sens dans un langage qui n’est pas cette pensée toute pure ; il n’a pas été établi que la traduction fût un contre-sens perpétuel et qu’il n’y eût aucun rapport entre ce qui apparaît et ce qui est. — Pourquoi tenez-vous tant à ce monde divisé ? Prenez conscience de l’unité de l’être, anéantissez en vous avec l’individualité l’égoïsme, avec l’égoïsme le désir, la crainte et la douleur, vous serez souverainement heureux. — Parce que vous l’avez niée, croyez-vous que la souffrance a perdu sa réalité poignante ? Elle se moque de vos distinctions scolastiques en vous écrasant ; elle vous force brutalement à reconnaître sa puissance par vos cris et vos larmes. Qu’importe votre harmonie surnaturelle à l’homme qui, sous l’appesantissement de la douleur, contemple le ciel et la terre sans comprendre, hébété, stupide devant l’indifférence des forces qui l’oppriment ?

L’optimisme est un mensonge à l’usage des heureux, un voile tendu devant la misère pour les laisser jouir en paix. Croyez-vous qu’il y ait une consolation dans cette mauvaise plaisanterie : « Si tu souffres, c’est que tu es égoïste, c’est que tu le veux ; le monde n’existe pas, donc ta douleur n’existe pas. » Il n’y a là qu’une raison de plus de déses-