Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome IX, 1880.djvu/649

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
639
delbœuf. — le sommeil et les rêves.

tant. Quand on est, par exemple, sous l’empire d’une digestion ou d’une fatigue de l’esprit, on ne rêvera que contrariétés, et alors les contrariétés se tiennent l’une à l’autre, ou bien encore elles restent sans liaison.

Résumons ces derniers points en quelques mots. L’incohérence du rêve nous frappe, parce que l’esprit au réveil, ou déjà même pendant le sommeil, s’obstine à chercher de l’unité dans ce qui n’en a pas et réunit en un tout des choses disparates. Et quant à la logique du rêve, il faut distinguer. Certaines de ses parties se lient parfaitement. Mes lézards, sortis de leur trou, sont surpris par la neige qui les engourdit ; je les réchauffe et m’ingénie à les faire rentrer dans leur demeure. Cet enchaînement est dû, sans nul doute, à ce que les idées de lézard et de froid ont réveillé une série d’expériences antérieures : les lézards habitent dans des trous ; le froid les engourdit ; la chaleur leur rend le mouvement.

Il y a enfin dans le rêve des rapprochements forcés. Certaines images se perpétuant ou se répétant pendant que d’autres varient, l’esprit, par habitude, se figure que les unes et les autres sont brodées sur le même canevas et forment un tout, tandis qu’il n’a devant lui qu’un assemblage plus ou moins confus de découpures. On dit qu’un provincial, étant allé voir jouer Andromaque et les Plaideurs, racontait que le commencement de la pièce était assez triste, mais que la fin était bien plus gaie. L’unité de lieu lui faisait conclure l’unité d’action. Une fille de la campagne avait pris du service en ville. Elle n’avait jamais mis le pied dans un théâtre ; elle n’avait non plus aucune idée de ce qui pouvait s’y passer. La curiosité la dévorait. Un beau dimanche, elle demanda la permission de contenter son envie. Ce jour-là le spectacle se composait d’une comédie, Les demoiselles de Saint-Cyr, et d’un drame à brigand, Les chevaliers du brouillard. Certains acteurs jouaient dans l’une et dans l’autre pièce. Elle eut le malheur de les reconnaître. Cela mit le désordre dans ses idées. Le lendemain, elle se leva avec un grand mal de tête ; et quand elle essaya de rendre compte de ses impressions, dans toutes ces allées et venues elle n’avait bien compris qu’une chose : c’est qu’il y avait là des grands seigneurs et des grandes dames qui finissaient par être réduits à la misère. Et en effet la logique que nous entrevoyons entre des accidents discontinus, est le fruit de notre expérience antérieure. L’ignorant rapproche les choses les plus incompatibles, et celui qui dort est un ignorant. Comme dans la veille, nous imaginons, dans le sommeil, un lien causal entre les faits qui se suivent ; mais — c’est tout naturel — il nous y arrive rarement de rencontrer juste.