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N’en disons pas davantage sur la logique dans le rêve, et passons aux phénomènes de souvenir. Avant plus ample réflexion, il semblerait que les images qui s’offrent à notre esprit pendant le sommeil dussent toujours faire l’effet d’être présentes, puisque le monde réel ne peut opposer aux conceptions le contraste des perceptions. Il n’en est rien. Dans le rêve, le dormeur est le centre d’un monde qu’il se figure comme réel ; un contraste peut donc s’établir entre ce monde soi-disant réel et un monde doublement imaginaire. Il peut, en un mot, y avoir dédoublement, ou pour mieux dire, détriplement du monde, comme il y a quelquefois dédoublement ou détriplement du moi[1].

On peut distinguer plusieurs cas de souvenir dans les rêves.

Le premier cas est celui où, dans son rêve, on se souvient d’une partie de ce rêve. Mon ami V… V…, qui m’interrompt si malencontreusement dans mes occupations charitables, ne distrait pas ma pensée de mes lézards, et je reviens près d’eux. Récemment j’ai rêvé que j’allais prendre des billets de spectacle. Ayant du temps de reste avant le lever du rideau, je fis un tour de promenade dans un square ; il m’arriva mille aventures extraordinaires ; mais, à l’heure fixée, j’entrais au théâtre.

Un second cas consiste à se souvenir de quelque événement de l’état de veille. Mon rêve en offre un exemple personnel. Je m’y rappelle avoir lu un passage de Brillât-Savarin sur les odeurs. Cependant j’aurais désiré d’avoir à offrir au lecteur un souvenir en image et non pas en conception seulement. Ayant vainement cherché à constater dans mes rêves un souvenir de cette espèce, je me suis adressé à des amis, et ils m’ont communiqué nombre de faits péremptoires. Je n’en citerai qu’un seul ; il est caractéristique. Je le tiens de mon ami et ancien collègue, le célèbre chirurgien Gussenbauer, aujourd’hui professeur à l’Université de Prague.

Il avait un jour parcouru en voiture une route qui relie deux localités dont j’ai oublié les noms. En un certain passage cette route présente une pente rapide et une courbe dangereuse. Le cocher ayant fouetté trop vigoureusement ses chevaux, ceux-ci s’emportèrent, et voiture et voyageurs manquèrent cent fois ou de rouler dans un précipice, ou de se briser contre les rochers qui se dressaient à l’autre côté du chemin. Dernièrement M. Gussenbauer rêva qu’il refaisait le même trajet, et, arrivé à cet endroit, il se rappela dans ses moindres détails l’accident dont il avait failli être victime. Voilà la question tranchée.

  1. Voir livraison de décembre 1879, p. 616 et suiv.