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lats, a droit à une félicité que la vie présente ne saurait lui assurer et cette félicité physique, comme Kant l’appelle lui-même, ne peut résulter que de la pleine satisfaction de tous les désirs. Mais « la félicité qui repose sur la satisfaction des désirs, quelque délicats qu’on les imagine, n’est jamais adéquate à l’idée que l’on s’en fait. Les désirs changent, croissent avec les satisfactions qu’on leur procure, et laissent toujours derrière eux un vide plus grand que celui qu’on avait voulu combler[1]. » Nous avons beau simplifier ou raffiner nos désirs : « C’est une loi de notre nature de ne pouvoir ni se reposer dans la possession, ni se satisfaire dans la jouissance[2]. » Dieu lui-même ne pourrait assurer la paix à notre cœur qu’en le transformant radicalement. Sans doute, Kant substitue quelque part à la félicité physique, dont nous venons de parler, le concept d’un bonheur indépendant de toutes les puissances, de tous les accidents de ce monde, l’idéal d’une félicité infinie, dont l’homme ne peut s’approcher qu’indéfiniment, comme de la sainteté, sans jamais l’atteindre. Mais un tel idéal ressemble fort à ces conceptions chimériques, où le mysticisme se complaît et dont Kant dit lui-même : « L’homme croit y toucher à la félicité finale, mais il n’y saisit que la fin même de toute pensée, parce que l’entendement s’y évanouit avec tout le reste[3]. »

De ce que la félicité poursuivie comme le second élément du souverain bien ne se rencontre ni ici-bas ni ailleurs, nous n’en avons pas moins l’obligation de travailler au bonheur de nos semblables ; mais il s’agit ici d’une tâche proportionnée à nos forces et d’une fin réalisable, de la réduction, dans la mesure du possible, des maux que l’égoïsme engendre, et qui sont la source habituelle des souffrances et des vices de nos semblables. Il n’est plus besoin de recourir à Dieu pour une tâche que la volonté suffit à remplir. Le postulat de l’existence divine n’est donc pas mieux démontré que celui de l’immortalité.

Et qu’on ne croie pas que, dans ce qui précède, nous ayons forcé la pensée de Kant et prêté à la doctrine des postulats une signification dogmatique qu’elle n’a pas. Ce ne sont pas simplement des sentiments personnels, des croyances morales, qu’elle veut traduire : elle prétend établir et imposer des vérités. La raison théorique entend bien y prêter main-forte à la raison pratique. Sans doute les postulats « n’étendent pas notre connaissance des objets suprasensibles ; mais ils étendent la raison théorique et la connaissance en regard du su-

  1. Kr. d. prakt., V.
  2. Kr. d. Urth.
  3. Religion, etc.