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formes,… d’esprits éclairés dont l’admiration sympathique touche et inspire l’exécutant ; c’est là que se trouve, sans contredit, le vrai plaisir du quatuor, et qu’il atteint sa plus complète expression[1] ».

M. Eug. Sauzay est un de ces esprits éclairés. Il a pratiqué le beau sous toutes ses formes ; il est exécutant, professeur, savant, critique. Voyons comment il comprend les quatuors des maîtres ; demandons-lui ce qu’il y conçoit, ce que s’y représente son imagination interprétative.

Le voici d’abord en présence de compositions sans titres et sans paroles explicatives. Il explique l’andante du troisième des quatuors dédiés par Beethoven au comte Rasoumowski. L’indication principale est : andante quasi allegretto. « Vient pour andante un thème doux et triste comme les chants des peuples du Nord, où semblent éclater par instants toutes les douleurs de l’artiste[2]. » Dans ce bref commentaire, il y a deux parties. La première ne signale que ce que la musique, sans plus, réussit à exprimer : la douceur et la tristesse, indéterminées et vagues. La seconde contient un trait de caractère, une détermination, l’expression au moins probable de toutes les douleurs de Beethoven. D’où vient ce surcroît d’expression ? Assurément de l’imagination interprétative du musicien psychologue. Mais cette imagination a puisé les éléments de cette interprétation dans le souvenir de la biographie de Beethoven, souvenir qui a fait l’office de livret, de programme. Et n’est-il pas évident qu’en l’absence de ce souvenir l’interprétation eût été moins claire, l’intelligence du morceau plus vague et la jouissance esthétique moindre ? Si je crois entendre Beethoven lui-même gémir mélodieusement, je suis plus intéressé, plus ému que si je ne pense entendre que des plaintes d’instruments sonores, et même que si je me figure écouter simplement les confidences douloureuses d’esprits inconnus.

Ce procédé interprétatif est si naturel, si efficace qu’il est employé toutes les fois que rien ne s’y oppose. Beaucoup d’exemples pourraient être invoqués ici. J’en emprunterai encore un à M. Eug. Sauzay. Il écrit les lignes suivantes à propos du quatuor de Beethoven dédié à Zmeskall de Domanovetz : « L’unité de pensée qui relie les divers morceaux de cette œuvre puissante, remplie de tristesse et de passion, en fait un poème dont Beethoven seul peut être le héros[3]. » Nos remarques seront les mêmes qu’au sujet du com-

  1. Ouvrage cité, p. 23.
  2. Ouvrage cité, pp. 129-132.
  3. Ouvrage cité, p. 134.