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LÉVÊQUE. — l’esthétique musicale en france

mentaire cité tout à l’heure. L’interprétation du critique est à deux degrés. D’abord elle ne constate que de la tristesse et de la passion en général ; puis elle déclare que Beethoven seul a pu éprouver une telle tristesse passionnée. Ce qui était général, elle l’individualise. Par là cette musique devient plus vivante et d’un plus profond intérêt ; elle se fait mieux comprendre et sentir. Or la source de cette clarté est, cette fois encore, la connaissance qu’avait l’interprète de la sensibilité très particulière de l’âme de Beethoven. Cette connaissance était une sorte d’éclaircissement en paroles ajouté à la musique.

Longtemps avant M. Eug. Sauzay, Berlioz a donné l’exemple d’interpréter la musique de chambre en imaginant, sous les sons des instruments du quatuor, ou sous les sons du piano qui équivaut à un petit orchestre, un être dont la musique est la voix, qui parle en chantant et duquel le chant, même sans qu’on entende aucune parole, a l’accent des paroles tristes ou gaies, mélancoliques et sombres ou joyeuses, agitées ou apaisées. Dans un très profond morceau sur les trios et les sonates de Beethoven, il reconnaît d’abord le caractère éminemment personnel de ces œuvres puissantes et la difficulté d’en saisir le sens et de les jouer : « Là, dit-il, et seulement là, Beethoven n’ayant plus en vue un auditoire nombreux, le public, la foule, il semble avoir écrit pour lui-même avec ce majestueux abandon que la foule ne comprend pas, et que la nécessité d’arriver promptement à ce que nous appelons l’effet doit altérer inévitablement. Là aussi la tâche de l’exécutant devient écrasante, sinon par les difficultés du mécanisme, au moins par le profond sentiment, par la grande intelligence que de telles œuvres exigent de lui ; il faut de toute nécessité que le virtuose s’efface devant le compositeur, comme fait l’orchestre dans les symphonies ; il doit y avoir absorption complète de l’un par l’autre ; mais c’est précisément en s’identifiant de la sorte avec la pensée qu’il nous transmet que l’interprète grandit de toute la hauteur de son modèle[1]. »

Mais comment l’exécutant, le critique, l’auditeur arriveront-ils au profond sentiment, à la grande intelligence, à l’identification avec la pensée de l’auteur, que réclament ces œuvres écrites pour une élite ?

Berlioz remarque en premier lieu la physionomie purement musicale, le caractère expressif quant au sentiment en général : « Il y a, dit-il, une œuvre de Beethoven connue sous le nom de sonate en ut

  1. Berlioz, À travers chants, p. 65.