Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVII, 1889.djvu/185

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vons prendre la même opinion exprimée par deux écrivains différents :

Le grand romancier russe Tolstoï raconte dans ses Mémoires comment il subit l’obsession du scepticisme, d’un idéalisme subjectif qui le faisait douter de la réalité du monde extérieur. Il nous prévient à la même page du même livre qu’il développe en lui à cette époque d’une manière peu ordinaire sa capacité pour les conceptions abstraites. Nous aurons à revenir plus tard sur ce dernier passage ; voici le premier : « … mon esprit ne fut jamais plus entraîné que sur la pente du scepticisme. J’ajouterai même qu’elle me conduisit si loin que je crus, un certain jour, atteindre à la folie. Je m’imaginais, par exemple, que, excepté moi, rien ni personne n’existait, que les objets n’étaient pas des objets, mais des apparences seulement, qu’ils apparaissaient et disparaissaient selon que je faisais attention à eux. En un mot, je me rencontrais avec Schelling dans cette conviction que les objets n’existent pas, mais que mon œil seul les voit. Sous l’influence de cette idée obsédante, il m’arriva d’en venir à un tel degré d’aberration que je me détournais comme pour saisir le néant et le voir où je n’étais pas[1]. » La description est tout entière dans un style assez abstrait ; cependant j’y relèverai deux traces de l’imagination concrète : 1° Tolstoï exprime sa conviction en disant : Les objets n’existent pas, mon œil seul les voit. Mais cela implique que l’œil existe et par conséquent qu’il y a quelque chose de réel dans le monde visible. C’est la remarque que l’on peut faire aussi au sujet de la proposition de Schopenhauer : « Le monde est un phénomène cérébral. » L’imagination concrète se mêle donc encore ici à l’idée abstraite, il reste dans l’idée quelque chose de lumineux, de coloré, de tangible, 2° Cet acte enfantin (le souvenir de Tolstoï que je cite se rapporte à son adolescence) de se retourner pour saisir le vide, et qui implique des idées assez confuses et insuffisamment abstraites. Mais il ne faut pas oublier d’observer que cette seconde remarque et la première n’ont en rien la même portée, la seconde se rapportant au fond même, et ne pouvant servir qu’à caractériser l’esprit de l’adolescent ; la première, au contraire, impliquant un reste d’image concrète plus ou moins implicitement acceptée par l’esprit de l’écrivain.

Comparons à ce style abstrait un passage où Théophile Gautier, un de nos écrivains les mieux doués au point de vue de l’imagination visuelle, exprime une idée analogue. « Par suite de ma concentration dans mon ego, cette idée m’est venue maintes fois que j’étais

  1. Tolstoï, Mes Mémoires, trad. Halpérine, p. 202.