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A. FOUILLÉE.primauté de la raison pratique

lectuel et esthétique de la spéculation n’est pas toujours subordonné à celui de l’application, mais on peut soutenir que le second dépend du premier. Même au point de vue pratique, l’intérêt principal réside dans la vérité de la connaissance, car la pratique n’est que de la connaissance appliquée, que de la pensée réalisée, et il faut que la connaissance soit d’abord vraie pour être ensuite bonne et utile. Quoi qu’il en soit, il n’y a en tout cela rien de moral. Aussi Kant reconnaît-il que, si toute pratique était une application du savoir à la réalisation d’un objet, d’un but, par des moyens appropriés, la philosophie pratique ne serait au fond que le prolongement ou le corollaire de la philosophie théorique, sans distinction essentielle entre les deux. De là le troisième sens que Kant, pour maintenir cette distinction, donne au mot pratique : il entend par là la moralité proprement dite, c’est-à-dire une activité, une volonté qui n’agit plus selon les lois de la nature, mais selon les lois d’une liberté supranaturelle[1]. Mais, en ce troisième sens, Kant n’a plus le droit de dire que tout intérêt, même celui de la connaissance, se ramène à un intérêt pratique, c’est-à-dire moral. L’intérêt de la spéculation, et cela résulte des explications mêmes de Kant, est la connaissance des choses selon les lois de la nature réelle et non pas exclusivement selon les lois de la liberté, en supposant que la liberté existe et qu’elle ait une action sur les choses (ce que d’ailleurs Kant n’admet pas, la liberté étant selon lui d’ordre purement supra-naturel et n’intervenant jamais dans la nature). Nous ne saurions donc accepter le premier argument de Kant en faveur de la morale, tiré de ce que tout intérêt, même scientifique et métaphysique, serait en définitive moral, puisque cet argument est en contradiction avec les prémisses mêmes de Kant, ne repose que sur l’ambiguïté des termes, passe d’un sens à l’autre entre les prémisses et la conclusion.

Ce premier argument n’en a pas moins fait fortune ; il est même allé s’étendant et s’exagérant chez les disciples de Kant. L’ambiguïté des termes se retrouve dans la théorie de Fichte, dans celle de

  1. Si le concept qui détermine la causalité est un concept de la nature, les principes sont alors techniquement pratiques ; si c’est un concept de la liberté, ils sont moralement pratiques… Les préceptes moralement pratiques, qui sont entièrement fondés sur le concept de la liberté et excluent toute participation de la nature dans la détermination de la volonté, constituent une espèce toute particulière de préceptes ; comme les règles auxquelles obéit la nature, ils s’appellent véritablement des lois, mais ils ne reposent pas, comme celles-ci, sur des conditions sensibles : ils ont un principe suprasensible, et ils forment à eux seuls, à côté de la partie théorique de la philosophie (qui renferme aussi la technique), une autre partie sous le nom de philosophie pratique. » (Critique du jugement, trad. Barni, t.  I, p. 13 et 15.)