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M. Renouvier et de M. William James, qui vont jusqu’à placer des « croyances », des « postulats pratiques » et même « moraux » sous les principes de la connaissance, soit scientifique, soit métaphysique ; et cela, disent-ils, parce que ces principes sont préalablement acceptés sans être discutés.

Sans doute les sciences mettent leurs premiers principes en dehors de leur recherche et de leur critique. Tous les savants, par une sorte de convention, s’abstiennent de discuter leurs principes. C’est ce qui donne aux données scientifiques l’apparence de croyances, de choses non établies rationnellement : elles sont prises telles quelles parmi les données mêmes du sens commun. Mais, d’abord, ce ne sont pas des croyances morales, fondées sur le devoir. On sait que Fichte l’a prétendu : il a soutenu que, sans le devoir, nous ne serions certains ni de l’existence des autres êtres, ni de la nôtre : « C’est la loi morale, dit-il, qui nous a tirés du néant. » — L’animal qui en mord un autre et admet ainsi l’existence d’un être semblable à lui, fait-il donc un postulat moral pour tirer du néant » son adversaire ? Comment chercher si loin et si haut l’explication de la plus élémentaire et de la plus animale des inductions, celle qui nous fait nous projeter derrière les formes analogues aux nôtres ? L’anthropomorphisme, disons mieux, le zoomorphisme est la première démarche de la pensée humaine ou animale ; cette induction, aussi mécanique que la vision de notre propre figure dans le miroir où elle se reflète, ne présuppose aucun élément d’ordre moral[1].

Il en est de même de toutes les croyances de sens commun dont partent les sciences. Non seulement ce ne sont pas des croyances morales, au sens de Fichte, mais ce ne sont pas même, comme le soutient M. Renouvier, des croyances au sens large, qui seraient dues, soit à l’intervention de la passion, soit à celle de la volonté. Ce sont simplement des expériences non analysées et critiquées, ou des inductions laissées à l’état obscur et spontané. Ce n’est point par un acte de libre arbitre ou par une impulsion de la sensibilité que nous admettons l’espace, le temps, la matière, le mouvement, la force, la vie, notre propre existence, celle des animaux et des

  1. Les métaphysiciens qui s’inspirent de Fichte raisonnent comme si l’être vivant commençait par avoir l’idée d’un moi individuel et fermé, d’une monade spirituelle sans fenêtres sur le dehors ; d’où il ne leur est pas difficile de conclure que le sujet ne peut, sans miracle, passer à l’idée de l’objet. Mais ce sujet isolé est un fantôme métaphysique. Nous ne commençons pas par nous connaître seuls, et par dire moi : nous sentons, voulons, agissons dans un milieu qui nous aide ou nous résiste ; nous ne nous connaissons que dans notre rapport avec d’autres êtres ; ce n’est pas par le moi, mais par le nous que nous commençons à penser.