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COLONNA D’ISTRIA.le génie et la folie

lente dissolution des éléments héréditaires, s’exerce en même temps et de la même manière sur le génie et sur la folie, malgré les caprices apparents d’une loi qui, inflexible en elle-même, se réalise toujours. Toutes ces analogies et toutes ces coïncidences comblent peu à peu l’abîme qui semblait séparer le génie de la folie. Au point où l’auteur a conduit sa démonstration, le génie et la folie se montrent à nous comme deux faits très voisins, dont les causes organiques peuvent être, au fond, très différentes. L’idéal consisterait pour l’expérimentateur à saisir ces deux faits au moment précis où ils se changent l’un dans l’autre. C’est le miracle auquel nous allons assister, grâce à un emploi hardi de la méthode pathologique.

On avait démontré, avant M. Lombroso, que la folie dans quelques-unes de ses formes respecte l’intégrité des fonctions mentales[1]. Nous allons maintenant voir la folie se révéler à nous comme la cause même ou tout au moins l’occasion du génie. Ainsi que la Providence, la maladie « a ses aises dans le temps ». Avant de produire le génie lui-même, la folie en créera sous nos yeux la fausse image et comme l’ébauche. Supposez un être qui contienne en lui plusieurs êtres divers et souvent opposés, qui réunisse en un même visage les traits différents de l’homme ordinaire, de l’aliéné et de l’homme de génie, qui possède à la fois le calcul du premier, l’égarement du second et la grandeur au moins apparente du dernier, et vous aurez l’idée de ce fantôme à la fois comique et terrible qui s’appelle le matoïde. Un tel homme est hanté des mêmes visions absurdes qui tourmentent le maniaque : mais il conserve en partie la direction de son jugement et de sa volonté. Avec l’intensité d’effort qu’il doit à sa folie, il tente d’assouvir son orgueil monstrueux[2]. Son égarement lui donne aux yeux de la foule l’aspect étrange sous lequel elle aime à voir apparaître les « élus du génie ». C’est un fou qui connaît la puissance de sa folie et qui par elle veut conquérir l’univers. Aussi ne rêve-t-il que gloire, domination, popularité. Dans l’art, où la spontanéité est plus qu’ailleurs nécessaire, le mattoïde restera médiocre et souvent même grotesque. Mais dans la vie pratique et même dans la science où la foule consacre elle-même le mérite éclatant, il grandira soudain. Il usurpera la gloire du savant véritable que la modestie retient dans l’ombre et imposera comme des oracles à la foule éblouie les pauvres rêves de sa triste imagination. Que de lamentables théories scientifiques, humanitaires, sociales, ne devons-nous point aux mattoïdes ? Parfois même, le mattoïde aura recours à la force pour conquérir la gloire : il se transformera soudain en révolutionnaire, et les gouvernements établis auront à se défendre contre lui. Dans toutes les révolutions, dans tous les bouleversements politiques, vous rencontrerez des mattoïdes[3], et il y a quelques années à peine, l’un d’eux, nouveau

  1. Maudsley, la Pathologie de l’esprit ; — le Crime et la Folie.
  2. L’Homme de génie, partie III.
  3. V. Taine, Psychologie des chefs jacobins.