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lité, à notre avis du moins, restent des catégories, soit ; parce qu’elles restent des catégories, je me refuse à y voir des faits. Ici le terme face serait peut-être d’un emploi légitime, à coup sûr il se justifierait mieux. Enfin, dire de l’être et du non-être qu’ils sont « des faits du phénomène » cela nous dépasse absolument. Si l’être et le non-être sont des contraires, la différence qui les sépare n’est-elle point celle du fait au non-fait, et alors donner le nom de fait au non-être, cela ne revient-il pas à « réaliser » le « néant » ? Retenons du livre de M. Gourd, que l’unité cherchée dans les produits de la conscience ne peut être obtenue, qu’il est des diversités irréductibles, que le monisme a contre lui l’expérience et la science. L’idée dont il s’est inspirée est de celles que nous aurions à cœur de soutenir. Nous croyons, comme lui, sinon au pluralisme originel, du moins à l’impuissance de nous élever au-dessus ; nous croyons donc à des catégories et nous ajouterions à des catégories irréductibles, si nous ne craignions de faire un pléonasme. Il serait peut-être présomptueux d’ajouter que nous y croyons plus que lui et même que si, comme lui, nous acceptions volontiers l’épithète de phénoméniste nous penserions la mériter mieux que lui. Et cependant ce n’est pas sans inquiétude que nous l’entendons parler « d’abstraits irréductibles entre eux, mais réductibles à l’abstrait suprême ». Il semble que derrière ces mots se cachent des ambitions monistes ; elles ont été déçues sans doute et le livre de M. Gourd nous raconte l’histoire de ces déceptions. Sont-elles découragées pour toujours ? Non, puisque l’abstrait suprême demeure, non, puisque le phénomène — nous serions tenté d’écrire : LE PHÉNOMÈNE — subsiste, comme l’océan immense dans les eaux duquel toute diversité vient s’engloutir. L’auteur a rayé le mot substance de son vocabulaire, et il a bien fait, puisqu’il avait préalablement confié au mot phénomène le soin de représenter la substance. M. Gourd est un phénoméniste inconséquent, un demi-pluraliste, il a des pages qu’un criticiste signerait des deux mains, et cependant il n’est pas criticiste. Représenterait-il un type de philosophe irréductible aux types déjà classés ? Cela pourrait bien être et cela serait entièrement à l’honneur du jeune successeur d’Amiel à l’université de Genève : car il faudrait en conclure qu’il est, en grande partie du moins, autodidacte, ce que n’est pas nécessairement qui veut s’en donner les allures. C’est donc bien franchement que nous lui souhaitons la bienvenue parmi les nôtres, j’entends parmi ceux dont c’est la méthode d’aller du sujet à l’objet et de vouloir fonder la science sur l’analyse et la classification des concepts. Une telle classification risque de ne jamais s’imposer sans coup férir. Notre discussion en est la preuve ; elle est aussi la preuve que le beau livre de M. Gourd méritait d’être discuté. Nous espérons qu’il le sera de nouveau par d’autres, plus longuement et plus profondément, car il en est digne.

Lionel Dauriac.