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l’aisance à votre famille, puisqu’autrefois un travail de douze heures devait fournir le nécessaire à deux et qu’alors le militaire et la boisson faisaient presque la moitié de notre dépense. Je comprends aussi que chacun travaille si l’on ne sait plus où tuer le temps ; néanmoins la généralisation du travail corporel confond mes idées. De mon temps, chacun s’efforçait d’y échapper ; aussi les bureaux étaient-ils assiégés.

— Précisément, bon vieillard, les bureaux étaient assiégés, les chaires ne l’étaient pas moins. L’offre de travail intellectuel devint si considérable que le prix en baissa misérablement ; un bon mécanicien gagnait autant que tout le personnel d’un collège. Les professions savantes y perdirent le reste de leur prestige.

— J’entends, monsieur le forgeron ; j’ai même vu commencer ce déclin. Aussi les familles bourgeoises tournaient déjà leurs enfants vers l’industrie pour faire valoir leurs capitaux ; mais ces messieurs meuniers et cordonniers ne songeaient pas à travailler de leurs propres mains.

— Ils prétendaient ainsi diriger un travail sans le connaître ; c’était jouer un jeu dangereux pour leur autorité comme pour leur bourse.

— De mon temps déjà l’on sentait l’infériorité d’un patron né dans la pourpre vis-à-vis de celui qui avait passé pour tous les grades. Aussi les industriels bien avisés faisaient-ils faire un apprentissage à leurs héritiers.

— Et voilà, monsieur, la transition. Quand on a manié la lime et le rabot soi-même dans un atelier, on ne tient plus ses anciens camarades pour des êtres d’une autre espèce. Il n’y a plus de carrières honorables et de métiers dégradants. Le travail manuel est aussi bien payé, sinon mieux payé que l’autre ; le perfectionnement des outils et des machines, l’abrègement des journées l’ont rendu presque agréable et ont permis à l’ouvrier de se cultiver. Enfin la disparition graduelle des rentiers et des pensionnaires du Trésor ont obligé nombre de gens à se créer des occupations lucratives que la plume et l’épée ne fournissaient plus.

— Vous m’ouvrez les yeux. L’action convergente de toutes ces causes devait amener effectivement cette combinaison du travail musculaire et de l’étude, cet exhaussement du niveau des manières et des connaissances que j’admire en vous, mon cher hôte.

— Il paraît bien que la chose était possible puisqu’elle est arrivée ; mais cette révolution ne s’est pas faite toute seule, à ce qu’on m’a dit.

— Et avec tant de travail, avec tant d’épargne, vous m’avez pas d’arrêt dans les affaires, pas d’excès de production ?

— Non ; depuis qu’il n’y a plus de douanes, depuis que les nations ne sont plus occupées à guetter le moment de se précipiter sur leurs