Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVII, 1889.djvu/47

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suppléons à l’expérience présente : si je vois de la neige, je suis capable d’imaginer les sensations qu’elle donnerait à mes mains ; — quand il s’agit d’un objet qui n’est pas directement connu par nous ou qui ne ressemble pas exactement à un objet que nous connaissions, nous jugeons de ses qualités par analogie, et nous nous trompons souvent. Il suit naturellement de là que presque toutes nos conceptions sont des conceptions abstraites, de même presque toutes nos représentations sont des représentations abstraites, elles le sont seulement plus ou moins. Mais toujours certaines qualités de l’objet (et il ne s’agit bien entendu que de celles qui sont accessibles à nos sens) sont seules représentées dans l’esprit, et cela pour l’excellente raison que nous ne pouvons les expérimenter toutes, sauf dans certains cas très rares et pour des objets très familiers. Le soleil n’est guère pour beaucoup d’hommes qu’une représentation visuelle. Nous ne pouvons nous représenter sa température, tout au plus pouvons-nous imaginer la chaleur que nous ressentons quand nous sommes exposés à ses rayons. Une étoile ne peut guère être autre chose aussi pour le plus grand nombre qu’une représentation visuelle, c’est-à-dire une pure abstraction, une qualité sans substratum. A la vérité nous pouvons concevoir ce substratum sous forme de gaz, de matière incandescente, l’analyse spectrale a même permis de reconnaître quels éléments y sont contenus, mais tout cela ne peut former en nous que des images vagues, sans précision, bien différentes de la représentation concrète que nous pouvons nous faire de notre montre ou de notre chapeau.

Sans doute dans la représentation, dans la conception primitive, il arrive souvent que l’expérience est suppléée par l’imagination, mais cette suppléance n’est pas toujours possible et de plus il faut voir de près à quels produits elle donne naissance. Du manque d’expérience il résulte généralement que les diverses représentations sensibles, provenant des différents sens, qui doivent être synthétisées pour former une représentation concrète, ne sont unies que par des liens très lâches, et que souvent l’une d’elles disparait ou est remplacée par une autre. On en a des exemples frappants dans les formes ondoyantes des mythologies primitives, que nous ne connaissons guère d’ailleurs que sous leurs formes traditionnelles, c’est-à-dire les plus arrêtées, les mieux fixées : — qu’on pense à toutes les fantaisies qui se sont produites, qui se produisent encore dans les tentatives faites pour donner une forme concrète aux phénomènes naturels ! On arrive ainsi à des concrétions impossibles et extravagantes, dont on peut souvent comprendre la genèse. Par exemple le Peau-Rouge, dans les habitudes sociales et religieuses duquel les