Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVII, 1889.djvu/511

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
501
ANALYSES.p. tannery. La science hellène.

de l’importance relative qu’ont eue les questions aux yeux de l’auteur ; et, comme nous ne possédons que peu ou point d’indications sur l’étendue qu’Anaximandre attribuait à la masse universelle, force nous est de croire qu’il n’a pas placé cette question au premier plan.

Dira-t-on maintenant que les idées de substance et de mouvement éternel, de séparation et de réunion, comme premiers principes des choses, ne sont pas non plus situées au premier plan, puisque la plupart des autres opinions d’Anaximandre en sont indépendantes ? Une telle appréciation serait encore en désaccord avec l’impression que nous laissent les textes. N’est-ce pas en vertu des propriétés qu’il a assignées aux premiers principes qu’Anaximandre fait naître toutes choses, cieux, chaud et froid, la terre, l’air, la sphère de feu, le soleil, la lune et les étoiles, par le progrès d’une séparation fatale et mécanique ? Les germes d’évolutionisme que l’on trouve dans ses opinions, l’idée que tout ce qui est né doit retourner à son origine, que la production et la destruction alternent indéfiniment, ne se relient-ils pas à sa doctrine de l’éternité du premier principe à travers la séparation des contraires, suite du mouvement éternel ? Il faut, dit Anaximandre dans son langage poétique, que les choses expient leur iniquité, c’est-à-dire leur naissance, par laquelle elles ont tenté de se détacher du tout. Une interprétation philosophique de la croyance au destin plane ainsi sur tout le système.

On voit comment les textes, interrogés à un point de vue purement historique, nous présentent comme philosophique telle conception que Tannery juge plutôt scientifique. Certes, prises en elles-mêmes et isolées de l’ensemble dont elles font partie, les formules que nous ont laissées les physiologues peuvent aussi bien être rapprochées de la science moderne que de la philosophie classique ; mais si l’on considère les motifs des déterminations, le rôle de ces formules, on se prend à douter de la légitimité d’un tel rapprochement. Ce que veulent les physiologues, c’est avant tout ajuster l’univers aux exigences intellectuelles et même morales de l’esprit humain, le concevoir comme susceptible d’une explication rationnelle, retrouver en lui l’unité, l’éternité, la simplicité et l’harmonie, où nous nous complaisons nous-mêmes. Et la preuve que les conceptions nées de ce besoin ne sont pas, dans les systèmes des physiologues, un appendice et une pièce rapportée, c’est qu’elles se développent et deviennent de plus en plus prépondérantes à mesure que se propage le mouvement intellectuel déterminé par Anaximandre. Encore peu distinctes chez celui-ci, au point qu’on les peut prendre pour des spéculations isolées, elles acquièrent avec Pythagore, Parménide, Zénon, Héraclite, Mélissos et Anaxagore, une force, une richesse, une précision et une importance dont le livre de Tannery donne lui-même la plus haute idée. Si la physique eût été l’élément principal, c’est elle qui eût grandi et absorbé de plus en plus la métaphysique. Mais, c’est le contraire qui a lieu. Tandis que mathématique et médecine, l’abstraction pure et l’expérience pratique, se