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constituent comme sciences indépendantes, la physique ou recherche des causes des phénomènes naturels se rattache de plus en plus à la philosophie. Chez les premiers physiologues, beaucoup d’opinions relatives à la nature sont sans lien avec les principes métaphysiques : il n’en sera plus de même chez Anaxagore, qui s’efforcera d’expliquer avec son νοῦς et ses σπέρματα le détail même des choses. Et plus tard, avec Platon, la physique sera entièrement dominée par la métaphysique. Faut-il donc croire que d’Anaxagore à Socrate et Platon, dans le même pays et dans le même cercle de culture, en des temps très voisins, l’esprit humain a fait une volte-face complète ? N’est-il pas plus conforme aux documents et à la vraisemblance de dire que l’idée philosophique, d’abord imperceptible, fut chez les anciens Grecs un centre d’attraction qui peu à peu groupa autour de lui et pénétra de son action les idées relatives à la physique, à la logique et à la morale ? C’est ainsi qu’Edouard Zeller présente les choses. Cette forte conception, où l’esprit historique s’allie si intimement à l’esprit philosophique, ne nous paraît pas ébranlée. Pris dans son ensemble et sous sa forme historique, le développement de la physiologie antique n’est pas l’aurore de la science : il est l’aurore de la philosophie. Que la science y retrouve quelques-unes de ses racines, cela n’est pas douteux ; mais c’est peut-être qu’il faut maintenir contre Tannery cette doctrine que veut saper son livre, à savoir que la philosophie fut la mère de la science, au moins de la science de la nature. Tannery renverse les termes, et veut que la science, dans sa genèse comme dans l’accomplissement de son œuvre, ne relève que d’elle-même, tandis que la philosophie n’en aurait été que le prolongement. Mais il manque aux conceptions des anciens physiologues les deux caractères essentiels de la science : l’expérience analytique et le renoncement à l’intelligibilité des choses ; et, d’autre part, ces conceptions procèdent de ces vues d’ensemble sur l’univers et de ce besoin de comprendre, qui sont le propre de la philosophie. C’est donc bien des mains de la philosophie que la science a reçu ces notions d’éternité, d’identité dans le changement, de mécanisme, de lois naturelles, qui, transfigurées par l’analyse expérimentale, sont parfois devenues méconnaissables. La manière de penser qui va rigoureusement des faits aux hypothèses et aux idées peut être aujourd’hui très générale et comme innée en nous : gardons-nous cependant de l’imposer à un Anaximandre ou à un Parménide, et mettons, ici même, les faits avant les hypothèses.

À ce point de vue d’ailleurs, le livre de Tannery restera, quoi qu’on puisse penser de sa tendance, le plus précieux des instruments. Ce livre, en effet, est avant tout une œuvre d’érudition et de science. La haute compétence de Tannery comme helléniste et comme historien de la science et de la philosophie antiques, sa finesse et sa pénétration singulières, son raisonnement délicat et ingénieux ne perdent rien à se rencontrer avec une imagination brillante, une belle hardiesse de savant philosophe, une juste ambition de réviser tous les jugements reçus et