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gence, et, sans méconnaitre les raisons concrètes des jugements du sens commun, il n’est pas dupe de l’apparence de nécessité que crée en sa faveur la coutume ou l’opinion.

Ainsi, tout en acceptant des conclusions favorables à la monogamie, il ne la considère pas comme absolument nécessaire, et la perpétuité du mariage n’est point pour lui un dogme. Il condamne l’extrême réserve adoptée dans l’éducation des filles et le peu d’autonomie laissée aux garçons.

« Je voudrais qu’il me fût permis d’exprimer ma pensée au sujet de ce fameux mot : Principe, et du respect qu’il détermine… Dans la langue courante, chaque jour nous invoquons les principes comme nous ferions appel à de mystérieuses divinités. Si l’on voulait se rappeler qu’un principe est tout simplement le fondement, le point de départ d’un système, qu’il vaut autant que ce système ou cette théorie, mais n’est pas plus absolu dans le vrai ou dans le faux !… Comment proclamer la vérité d’un principe, pris en soi, d’une façon abstraite ? Où est la pierre de touche ? Comment ne pas voir que c’est une sorte de révélation, alors qu’on la nie ?… » C’est au sujet de la liberté que M. de Lestrade s’exprime ainsi et il s’applique à dénoncer les illusions qui s’abritent sous ce nom. La liberté politique ? Mais les assemblées et les foules peuvent être des tyrans aujourd’hui aussi dangereux que les rois. La liberté de la presse ? Mais à quels excès ne sert-elle pas de prétexte ! La liberté individuelle ? Suivant M. de Lestrade, qui nous paraît se faire une idée trop flatteuse de la liberté dont on jouit dans la patrie de l’habeas corpus, les Anglais ne la demandent pas et ils l’ont, nous la demandons toujours et nous ne l’avons pas.

M. de L. croit pouvoir établir cette loi, contestable, mais ingénieusement développée, que l’autorité qui asservit l’homme est une constante, de sorte que là où le pouvoir constitué n’exerce qu’un faible empire sur l’individu, la coutume, l’opinion, la tradition, la mode, deviennent tyranniques ; et inversement. Et cette tyrannie de l’opinion, moins pénible que l’autre, à pourtant, elle aussi, des effets très préjudiciables à l’initiative individuelle et, par suite, au bonheur social. Toute cette étude sur la liberté est une des parties les plus intéressantes et les plus originales du livre.

Même attitude et même antipathie pour tout ce qui ressemble à un dogmatisme, fût-ce un dogmatisme retourné, dans les chapitres sur les gouvernements et les religions. Libre penseur, M. de L. se plaît à signaler les bienfaits de la religion et il ne craint pas de dire qu’en les constatant il est tenté de réclamer pour les masses « le droit à l’erreur ». Nous ne voudrions pas discuter un sentiment généreux et une tendance vraiment libérale. Mais ne peut-on pas craindre que, pour éviter le dogme dangereux des droits supérieurs de la vérité, on n’arrive à sous entendre le dogme, moins noble et tout aussi suspect, de l’effacement des convictions les plus réfléchies derrière un intérêt d’ailleurs très contestable. Nous ne pouvons nous empêcher de nous rappeler les