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avons le dessein d insister. Il croit qu’en dépit du principe de la conservation de l’énergie, l’homme peut continuer à se prétendre libre parce que, s’il est incapable d’augmenter ou de diminuer la quantité de la matière, il dépend de lui d’en retarder ou d’en hâter les transformations. L’homme a donc sur le temps un pouvoir dont la réalité coïncide avec celle du libre arbitre. Nos lecteurs savent avec quelles ressources d’imaginations métaphysiques M. Delbœuf maintient d’accord les deux antagonistes séculaires, la liberté, la conservation de l’énergie, et par quels prodiges de virtuosité dialectique il fait jaillir de la réalité indéniable de l’évolution la nécessité de l’indéterminisme. Et puis, pour dissiper les défiances du lecteur et prévenir le reproche d’incohérence, ce sont des échappées succédant à des échappées, des digressions, des hors-d’œuvre, et ces hors-d’œuvre ont précisément pour but de nous convaincre que si nous voulions penser au rebours de M. Delbœuf, nous nous mettrions en lutte contre la science, contre le sens commun, contre la morale. Chose digne de remarque : M. Delbœuf n’a point une philosophie, mais seulement des vues juxtaposées sur les principales questions de la philosophie ; il devrait les traiter à part les unes des autres. Ce n’est point ce qui a lieu ; il les fait rentrer les unes dans les autres, et chaque fois qu’il nous expose une partie de doctrine, il ne nous laisse point de relâche qu’il ne nous ait menés partout ailleurs.

Dans ses livres on recueille çà et là des fragments de métaphysique. La qualité en est précieuse, car les analogues se trouveraient à grand’peine. Le malheur veut qu’on n’en puisse former qu’une mosaïque et qu’après les avoir groupés les uns autour des autres, on ne réussisse point à se donner l’illusion d’un tout ayant son unité. Et l’on sent que cette illusion-là, M. Delbœuf voudrait la donner à son lecteur, et que, s’il l’éprouve, il craint d’en être la dupe. Il sait d’ailleurs, mieux que personne, comment les idées lui viennent et que c’est à l’occasion d’un problème particulier qu’il aborde les questions générales. S’il pénètre dans le vif de ces vastes problèmes, ce n’est jamais par la grande porte, il le sait. De là, sans doute, la préoccupation de n’avoir point été placé d’emblée au meilleur endroit pour saisir l’ensemble des choses vues, et, somme toute, d’être exposé par la nature de son esprit, par l’allure ondoyante de sa curiosité, à ne jamais avoir qu’une philosophie rapsodique. Mais la discontinuité dans les opinions n’est-elle pas l’inévitable rançon d’une génialité qui, si elle vaut beaucoup moins que le génie, vaut, assurément, beaucoup plus que cette docilité du disciple attentif à marcher dans les sillons tracés par le maître, ce maître fût-il le plus grand de tous. Le verre de M. Delbœuf n’est