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chés et nous aurions peut-être eu tort d’en explorer si longtemps les galeries souterraines, si notre dessein n’avait été principalement de montrer à nos lecteurs, comment, d’après nous, se sont organisées les idées directrices du livre et quelle série d’intermédiaires il leur a fallu traverser avant d’aboutir, si tant est que l’on ait abouti. Pour discuter le détail de la doctrine, l’érudition d’un biologiste ne serait point de trop, aussi ne nous engagerons-nous point. Toutefois arrêter ici notre étude supposerait que M. Delbœuf a oublié la cause occasionnelle de ses recherches, le pourquoi de la mort, et qu’il ne nous a donné pour le moment qu’une moitié de réponse.

Être c’est vivre ; vivre c’est se développer, évoluer ; évoluer c’est aller d’un état moins stable vers un état de stabilité plus grande ; ainsi, nous commençons de mourir en commençant de naître, etc. : tout cela se suit et se comprend. Il faut cependant qu’on se rappelle à quel prix l’animal, dès sa naissance, échappe aux innombrables causes de mort, par lesquelles, aussitôt né, il se trouve assailli : c’est au prix d’une alimentation régulière et régulièrement renouvelée, soit, pour dire la même chose en d’autres termes, au prix d’une réparation incessante. Cette réparation tient la mort en échec, et pourtant c’est à la mort que reste le dernier mot. Et rien ne sert de chercher dans les desseins de la Providence le secret d’une mort qui serait tout à la fois le plus fréquent et le plus étrange des phénomènes : la réalité du monde moral, si elle n’est pas un mensonge, transparaît à travers le monde physique et toute nécessité d’ordre moral appelle une nécessité physique correspondante. La nécessité physique de la mort nous échappait ; grâce à M. Delbœuf, nous la croyons tenir ; mais, à son tour, une telle nécessité, dont l’empire s’étend à tout, doit, pour chaque catégorie d’êtres, se traduire à l’aide de lois spéciales. Ce qui est tend fatalement vers le non-être, et les choses du monde sont vouées à une inévitable disparition. Ainsi l’exige la loi de fixation de la force[1]. Ou la loi est formelle, également impérieuse pour tout ce qui subit son joug, et rien n’en est affranchi, ou le principe de fixation de la force est un principe stérile. Mais ce principe est universel, mais cette loi est physique au sens le plus large du mot : elle comporte dès lors un assez grand nombre d’applications spéciales, et il s’agirait de savoir comment elle se manifeste dans l’ordre biologique ; or c’est ce qu’on ne voit pas.

  1. Dans l’ordre de la qualité ou, si l’on préfère, de la variété qualitative, ce qui fut ne peut plus être de nouveau ; l’univers marche vers l’uniformité. Or l’uniformité c’est, on peut le dire, la mort du changement et a fortiori la fin de la vie, puisque la vie ne peut se concevoir en dehors de la variation quantitative et qualitative.