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analyses. — fouillée. La morale, l’art et la religion.

de toute affection, et par le fait même que nous pensons aux souffrances à détruire, que nous les nombrons, que nous sommes forcés de les juger numériquement supérieures à notre souffrance propre, nous sommes également forcés de juger rationnelle la production de celle-ci en vue de la destruction de celles-là, et, par suite, de vouloir ce but dès que nous l’avons conçu, c’est-à-dire de nous approprier comme notre acte vital suprême la pensée de cette abnégation, de ce dépouillement volontaire ? Ainsi naît en nous fatalement, dans la force de l’âge, quand le besoin de volonté est intense et demande au jugement sa voie, un désir supérieur qui, contraire à nos désirs égoïstes, s’accorde avec ceux de nos semblables. Mais cette voie n’est pas la seule qui aboutisse à la conciliation des désirs. Plus expansive encore, sinon aussi généreuse, est une existence vouée à la réussite d’un projet quelconque, utile ou non à grossir la somme du bonheur général, mais répondant au désir général bien ou mal inspiré. Notre but peut être, non de multiplier les plaisirs des gens, mais de multiplier leurs connaissances, même douloureuses et désespérantes, leurs besoins, même irréalisables entièrement ; et, si ce désir est aussi le leur ou si nous parvenons, n’importe comment, à le leur faire partager, les historiens ne manqueront jamais de dire plus tard que nous avons travaillé dans le sens du progrès. Quand Napoléon prépare la descente en Angleterre avec le concours enthousiaste de ses sujets, quand Bismarck rétablit, aux acclamations des Allemands, l’Empire germanique, est-ce que, dans ces cœurs de despotes, égoïsme et altruisme ne concourent pas aussi puissamment que dans l’âme d’un saint Vincent de Paul prenant plaisir à faire plaisir ? Sera-ce une raison pourtant de juger la moralité des premiers égale à celle du troisième ? Et, si nous devons répondre négativement, n’est-ce pas la preuve que la formule de Guyau, même rectifiée, n’est pas le dernier mot de la morale ? — Il y manque quoi ? L’idée même du devoir. Si Guyau a rejeté cette antique notion, c’est peut-être parce que, en ne faisant pas à la finalité sa place légitime, il a ôté d’avance au devoir la seule source positive d’où il l’aurait vu découler. Le rapport du moyen à la fin est le genre dont le devoir est une espèce tout à fait singulière, qui se montre quand la fin, née en nous sans nous, suggérée autoritairement par l’exemple de notre milieu, inconsciente et souveraine, devient en quelque sorte pratiquement absolue, comme les astronomes disent que la distance des étoiles à la terre est pratiquement infinie. La prétention de fonder la morale sur la seule volonté de l’individu, sur un désir librement choisi par l’individu, est donc, je crois, chimérique. Il y aura toujours dans la moralité, même la plus intelligente et la plus civilisée, une part nécessaire d’obéissance passive à un décret non motivé, à un commandement à la fois intérieur et supérieur ; — et il n’y a rien là que le positivisme doive proscrire, s’il sait le rôle nécessairement joué en sociologie par ces communications incessantes de personne à personne que la nouvelle psychologie commence à déchiffrer. Personne, ce nous semble, n’était mieux pré-