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paré que notre auteur à expliquer les titres positivistes de l’idée d’obligation et à montrer leur force, au lieu de chercher à s’en passer : il lui eût suffi de faire, en morale, un plus large emploi de ce point de vue sociologique qu’il a eu le mérite d’importer en esthétique et en mythologie comparée et qui, sous sa plume, a renouvelé ces deux sciences. — On nous objecte, il est vrai, que le devoir ainsi compris est une sorte d’instinct moral et que le caractère de tous les instincts — c’est un des grands principes secondaires de Guyau — est de se détruire en devenant conscients, lorsque du moins la conscience y découvre une opposition avec quelque instinct plus fondamental. Toutelois cette règle, si ingénieusement développée qu’elle puisse être, est loin d’être sans exception, et, pour n’en citer qu’une seule, je ne m’aperçois guère que les instincts criminels, là où réellement ils existent, tendent, par la culture de l’esprit, à se dissoudre et à disparaître. Au contraire, la perversité des malfaiteurs-nés semble se fortifier, celle d’un Barré et d’un Lebiez notamment, sur les bancs de l’école. Est-il défendu d’espérer, par compensation, qu’il en sera de même des instincts généreux et moraux ? Les plus braves officiers, les plus disciplinés, ceux qui se font tuer le plus aveuglément pour une cause dont ils s’interdisent d’examiner la valeur, pour une entreprise follement décidée par un ministre ou une chambre, ne sont-ils pas précisément les plus instruits ? Où a-t-on vu l’instruction étouffer, et non épurer en l’affermissant, le sentiment de l’honneur ? La force de vivre en autrui, de mourir pour autrui, nous sera toujours donnée tant que nous ne pourrons nous empêcher de sympathiser avec autrui, de nous mirer en autrui, de refléter dans notre amour-propre les jugements que nos semblables portent sur nous. Or, plus l’intensité de la vie sociale s’avivera, moins nous pourrons nous en empêcher[1]. Ajoutez que la soumission de notre caprice personnel à l’impérieux écho de la voix des ancêtres traduite en devoirs unanimement reçus, sauf les cas où elle commandera des choses manifestement absurdes ou contradictoires, ne manquera jamais d’une justification trop réelle, à savoir notre ignorance de l’avenir. Le besoin, en effet, de formuler des règles générales de conduite ne se fonde-t-il pas sur l’impossibilité où nous sommes de prévoir les der-

  1. Guyau a dit lui-même : « Est-il besoin du secours d’idées mythiques et mystiques pour comprendre la société humaine et ses nécessités, parmi lesquelles se trouve la nécessité même du désintéressement ? Plus l’être humain deviendra conscient, plus il aura conscience de la nécessité, de la rationalité inhérente à la fonction qu’il accomplit dans la société humaine, plus il se verra et se comprendra lui-même dans son rôle d’être social. » (Irréligion de l’avenir, p. 352.) Et plus loin : « La réflexion de la conscience sur elle-même ne dissout vraiment que les joies irrationnelles et, par compensation, elle dissout aussi les peines déraisonnables. Le vrai résiste à l’analyse : c’est à nous de chercher dans le vrai, non seulement le beau, mais le bon. Il existe, à tout prendre, autant de vérité solide et résistante dans l’amour éclairé de la famille, dans celui même de le patrie, dans celui de l’humanité, que dans tel fait scientifique le plus positif, dans telle loi physique comme celle de la gravitation et de l’attraction. » (Ibid., p. 410.)