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analyses. — fouillée. La morale, l’art et la religion.

fort heureusement de sa poésie et de sa jeunesse, son esthétique et sa théorie de religion s’en ressentent aussi, mais avec plus de bonheur encore. Partout il nous apparaît comme une âme jeune, mais infiniment pénétrante, qui, voulant prendre tout au sérieux, cherche le sérieux de tout, s’attriste à ne pas le trouver, puis se rassérène à penser qu’il y a espoir de le découvrir un jour et s’endort pour l’éternité dans cette espérance. — Quel charme d’ingéniosité poétique et vraie et quelle fécondité inépuisable d’aperçus, dans son explication sociomorphique et non plus anthropomorphique des dieux ! Ce n’est pas lui qui donnera aux religions pour origine quelque hallucination contagieuse ou aux beaux-arts le plaisir du jeu. Ce n’est pas lui non plus qui se posera la question ironique de savoir si, après tout, certaines hallucinations ne sont pas plus solides que toutes les vérités, et si certains jeux ne sont pas plus sérieux que toutes les affaires, ou même si la plus sérieuse affaire de la vie n’est pas de s’amuser. Quand vous voyez une jolie femme danser, songez combien elle s’enlaidirait en accouchant, et que peut-être aucun de ses enfants, nés de ces enlaidissements répétés, ne l’égalerait en beauté. Cela veut dire que la plus belle femme n’est pas la plus féconde, quoi qu’en ait dit Napoléon Ier à Mme de Stael, et que la danse, ou tel autre jeu réputé frivole, à fort bien pu être le premier bel art, sans que l’esthétique ait à en rougir. Le principe de l’expansion de la vie exige-t-il, comme il le semble à Guyau, que l’œuvre d’art soit, autant que faire se peut, un être vivant ? Dirons-nous avec lui que « la machine qui ressemblera le plus à un être vivant sera la plus belle[1] », et que « si l’art humain pouvait produire des êtres vivants au lieu de peindre la vie », il aurait produit son chef-d’œuvre véritable, dont tous ses chefs-d’œuvre actuels ne sont que le simulacre et l’avortement ? À ce point de vue on s’explique bien l’importance esthétique prêtée par Guyau à l’éducation devenue pour lui « l’art supérieur » ; mais on peut s’étonner qu’il n’ait pas donné le premier rang, après l’éducation, aux arts industriels, à l’art de la politique, à l’art militaire même, si la guerre et la victoire sont la condition indispensable de l’expansion, non seulement sociale, mais physiologique des peuples. Or, il a sans doute raison de nier qu’esthétique soit synonyme d’inutile, mais il n’en est pas moins certain que les arts esthétiques doivent être distingués plus ou moins nettement des arts simplement utilitaires. Guyau a-t-il réussi à formuler leur caractéristique ? Malgré la délicatesse et la pénétration de ses vues à ce sujet, il ne me le semble pas. Me pardonnera-t-on d’indiquer la direction dans laquelle, à mon avis, on aurait le plus de chance

  1. Il a des considérations aussi justes qu’ingénieuses à cet égard, notamment celle-ci, que « l’idéal de l’industrie, étant l’économie de la force, est bien la vie ; car c’est dans la vie que la force est le plus épargnée ; c’est là le foyer qui produit le plus en dépensant le moins ». Mais cela est surtout vrai de la vie supérieure, des fonctions cérébrales, et surtout des plus élevées, des plus spirituelles de ces fonctions.