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de découvrir la différence cherchée ? Je considère l’évolution des sociétés comme une lente et difficile fusion des psychologies individuelles en une même psychologie sociale. Cela suppose trois choses, dont les deux premières sont nécessaires, et la troisième de luxe, mais néanmoins d’un prix infini : l’accord des croyances, — c’est la religion qui s’en charge ; l’accord des désirs, — c’est l’œuvre de la morale ; enfin l’accord des sensations elles-mêmes, — et c’est la tâche des beaux-arts. Il s’agit de superposer, autrement dit, aux sensations grossières et animales qui nous divisent, qui ne sont point communicables d’homme à homme par les voies rapides de la vie sociale, des sensations raffinées et spiritualisées qui, devenues les notes dominantes des sensibilités en contact, en communication sympathique, fassent d’elles un même cerveau résonnant à l’unisson. Ces sensations doivent être agréables, cela va sans dire ; sans cela, elles ne parviendraient pas à se propager par imitation, mais cela ne suffit pas. Il faut, pour que le but voulu soit rempli, que leur agrément, combinaison géniale d’un homme provoquée par les particularités de sa vie sociale, soit, par suite, de nature à se répandre par la parole ou par les autres procédés artificiels d’expression. Tous les plaisirs d’espèce visuelle et acoustique surtout, mais aussi ceux d’espèce inférieure même, qu’ils se rattachent à la fonction de génération même à celle de nutrition, de locomotion, de respiration — Guyau n’a pas tort de vanter les qualités esthétiques de ces derniers — peuvent entrer comme ingrédients dans la fabrication mystérieuse de ce charme complexe ; l’essentiel est qu’il soit fabriqué parce que la société existe, et que, si elle n’existait pas, il ne l’eût pas été. Dans ce composé, ce qui à trait aux fonctions de l’amour domine ; il semble que toute chose vraiment digne du nom d’œuvre d’art, poème, peinture, statue, musique, édifice même, se reconnaisse à une sorte de savourement amoureux qu’elle procure à l’œil, à l’oreille, à l’imagination, à l’esprit tout entier : jouer c’est déjà jouir ainsi spirituellement et socialement les uns des autres, et je suis porté à croire que les premiers hommes se sont rassemblés pour s’amuser, avant de songer à se rassembler pour agir. L’inventeur du premier jeu a été peut-être l’introducteur du ferment social dans le monde. Voyez les enfants, cette image atavistique de nos ancêtres, à ce qu’on prétend.

Le plaisir du jeu n’est cependant devenu le plaisir de l’art qu’en cessant d’être une surprise amoureuse des sens et se transformant en une habitude collective et consacrée, en une coutume rituelle[1], car, en cet état, la religion s’en est toujours emparée. Et, de fait, rites et jeux sont congénères et synonymes au début des sociétés ; les fêtes y font partie du culte ; les danses, les chants, les bas-reliefs sculptés, les drames, les épopées, concourent ensemble à la célébration solennelle du dieu national, invisible ou visible. Ne suffit-il pas, pour resti-

  1. Les règles du goût sont purement et simplement la consécration de ces habitudes.