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analyses. — fouillée. La morale, l’art et la religion.

tuer à l’art son caractère profondément sérieux, de signaler sa source religieuse ? Envisagées comme moyen d’apaiser la colère ou de capter la faveur du dieu, les solennités mystiques ne sont qu’une industrie supérieure ; mais, de tout temps, elles ont été aussi appréciées pour elles-mêmes, comme un beau spectacle ou une belle audition, approuvées par le goût comme une joie honorable, intense et commune ; et, sous ce dernier rapport, elles ont été l’esthétique en ébauche. Le culte a été, par suite, la première forme de l’art industriel, et, par son côté artistique, il a peu à peu façonné, discipliné les sensibilités et les imaginations, pendant que les dogmes et les langues disciplinaient les intelligences et que les commandements divins ou royaux disciplinaient les volontés. Il a collaboré activement ainsi avec la religion et la morale aux fins de la civilisation, qui suppose l’assimilation intime et la pénétration réciproque des esprits. En s’émancipant plus tard et se développant séparément, les beaux-arts n’ont cessé de travailler dans le même sens. Nos peintres et nos architectes, par exemple, ont fait notre œil européen et, à chaque nouveau charme amoureux qu’un peintre ou un musicien de génie découvre et met en circulation, se creuse la distinction qui nous sépare, par nos sensations mêmes, des Africains ou des Asiatiques. Tous ces charmes subtils ne grossissent pas à jamais le trésor de nos jouissances sociales ; beaucoup n’ont qu’une saison, et il faut se hâter de les goûter dans leur fleur, par exemple la rime-calembour de nos poètes, comme il faut se hâter de prendre certains remèdes qui ne guérissent plus quand ils ne sont plus à la mode. Mais la succession de ces beautés d’un jour est inépuisable, et c’est en cela que se montre la fécondité de l’art, l’expansion vraie de sa vie propre. La composition poétique, artistique, est réellement un amour et une génération, mais l’amour et la génération d’un charme spécial, unique, combinaison singulière de charmes antérieurs, variation d’un thème traditionnel. Ce qu’on appelle le mouvement artistique ou littéraire d’une époque est une filiation pareille de charmes originaux tour à tour aimés et féconds. Qu’est-ce qu’engendrer ? Si ce n’était que se reproduire, il n’en vaudrait guère la peine ; mais c’est se varier, c’est, moyennant le type de son espèce régulièrement répété, susciter de vraies inventions vivantes, pas toutes belles à la vérité, un vers nouveau sur un mètre consacré. De même, qu’est-ce que composer artistiquement ? Ce n’est pas seulement imiter la nature, simple moyen à l’usage de l’artiste, moyen nécessaire d’ailleurs puisqu’il s’adresse à des esprits et que l’esprit est un composé d’images. Ce n’est pas seulement, non plus, se peindre, se reproduire soi-même dans ses œuvres. C’est, avant tout, par la synthèse de ces deux reproductions, créer le germe d’un attrait inconnu et l’ensemencer sur les sensibilités environnantes. Ainsi se forme à la longue une sorte de cænesthésie sociale, qui est le fond du plaisir de vivre en société.

Toutefois, quand cette élaboration des sens et de l’imagination, comme il arrive aux époques de crise religieuse et de crise morale,