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qui ont le plus sacrifié de leur force à préparer la destruction de leurs voisins. Les Anglais et les Américains, que M. Le Bon cite, à côté des Romains, comme des peuples modèles, ont dû la puissance de leurs institutions libres précisément à leur position qui les a affranchis de la guerre et des armées permanentes. La lutte pour l’existence pourrait avoir une action salutaire si elle était un duel entre des individus ou même entre des espèces ; mais dans une société où les individus sont solidaires, les mieux doués sont entraînés dans la ruine de leurs compatriotes. Pour affirmer a priori que ces destructions soient avantageuses à la civilisation, il faut croire à une Providence qui dirige les événements pour le plus grand bien de l’humanité. On n’a pas le droit d’invoquer l’expérience : l’expérience montre seulement que la guerre n’a pas empêché le développement des sociétés ; mais rien ne prouve qu’elle ne l’ait pas retardé.

On pourrait chercher querelle à M. Le Bon sur sa théorie de l’accumulation héréditaire séculaire à laquelle serait due l’infériorité actuelle de la femme. (M. Le Bon raisonne comme si la femme était une espèce distincte de l’homme ; il paraît oublier qu’une femme a eu exactement le même nombre d’ancêtres mâles qu’un homme.)

On pourrait discuter l’application de l’évolution à la politique pratique : tout changement de constitution, pour réussir, doit, d’après M. Le Bon, être fait avec une extrême lenteur. N’y a-t-il pas contradictions entre cette maxime et le fait signalé par M. Le Bon lui-même, que les transformations deviennent d’autant plus rapides que la société est plus civilisée ? Peut-être serait-il plus conforme à l’esprit expérimental de réserver son jugement sur l’avantage des évolutions lentes ou rapides jusqu’au jour où nous saurons quelle dose de transformation peut supporter chaque espèce de société.

On pourrait aussi avertir M. Le Bon que son goût pour la métaphore l’a entraîné jusqu’à l’anthropomorphisme ; il lui est arrivé de diviniser la loi de l’évolution. « C’est elle, dit-il, qui par des changements graduels, à travers des millions d’années, fait d’un soleil une terre habitée, puis une lune déserte et glacée ; qui fait sortir l’homme pensant des ténèbres de l’humanité. — Il lui a fallu entasser des millions de siècles pour transformer notre nébuleuse en une planète habitable… — Les peuples ne choisissent pas leurs institutions : la loi de l’évolution les leur impose. »

Mais on aurait mauvaise grâce à insister sur des critiques de ce genre en présence d’un ouvrage aussi agréable à lire. M. Le Bon écrit dans une langue ferme, sonore, imagée, qui atteint parfois à la haute poésie, et souvent il trouve pour sa pensée des expressions frappantes.

Le livre est orné d’un grand nombre de gravures, reproductions de monuments, fac-similés d’inscriptions, scènes restituées par M. Rochegrosse. On y trouve aussi ces belles photographies de types et de paysages auxquelles M. Le Bon a habitué ses lecteurs.

Ch. Seignobos.