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atteste les incertitudes et les contradictions de Kant. Si le noumène est « hors du temps », si « rien n’y arrive », comment posséderait-il un pouvoir consistant à « commencer de lui-même une série de faits » ? Admet-on l’existence d’un semblable pouvoir ? Alors, d’une part, on voit qu’il fonderait simplement un indéterminisme sans valeur morale ; puis on se demande comment il serait conciliable avec le déterminisme phénoménal que Kant prétend expressément maintenir dans toute sa rigueur, quoique, suivant la juste remarque du critique, il ait souvent bien peu l’air d’y croire. — Schopenhauer, plus logique et plus radical que Kant, met la liberté dans l’être et non plus dans l’acte. Mais alors le « caractère intelligible » n’est plus que la substance dont le « caractère sensible » est la manifestation fatale ; quelle liberté prétend-on trouver là ? Au reste la doctrine du choix intemporel est doublement inintelligible et contradictoire ; un choix est un acte et par conséquent ne saurait être intemporel : puis un choix suppose un être qui choisit et comme, d’après Schopenhauer lui-même, il n’y a « pas d’existence sans essence », et que « l’on veut d’après ce que l’on est », on ne voit pas quelle liberté comporterait ce choix intemporel.

III. — Les chapitres sur les rapports de la moralité et de la théologie sont sans doute ceux qui en dehors du cercle des purs philosophes attireront le plus aisément l’attention, et nous ne serions pas éloignés de croire qu’ils sont de ceux auxquels l’auteur attache le plus d’importance. Le critique placé à un point de vue purement spéculatif pourra trouver qu’on n’y rencontre pas beaucoup d’idées neuves. M. de G. n’en a point jugé ainsi, et le public auquel il s’adresse l’en approuvera, et nous leur donnons raison à tous deux. Une idée n’est pas vieille tant qu’elle n’a pas encore triomphé — ou succombé. Elle n’est point morte tant qu’elle lutte et rencontre des résistances. Elle n’est point banale tant qu’elle ne s’est point fait partout accepter ; il faut bien la reproduire si l’on veut qu’elle finisse par s’imposer, et recommencer à frapper les mêmes coups tant qu’ils n’ont point encore assez porté.

Pas un penseur n’en disconviendra en effet, à quelque bord qu’il appartienne : la libre pensée a pris intellectuellement une immense extension ; moralement elle est restée bien au-dessous de sa tâche. Elle n’a rien su organiser. Il en résulte que notre situation morale est caractérisée par une singulière et dangereuse contradiction : nous continuons, dominés par une convention sociale acceptée ou subie, à faire reposer l’éducation morale sur des croyances théologiques, pendant que notre critique ne cesse de battre en brèche ces mêmes croyances. Notre culture intellectuelle est en conflit avec notre culture morale, et nous détruisons d’une main ce que nous édifions de l’autre. Que quelques-uns en concluent à la nécessité d’endiguer le courant de la libre pensée, on le sait et on le comprend, mais on peut douter de la légitimité et surtout du succès de la tentative. M. de G. adopte naturellement l’autre terme de l’alternative ; il veut qu’on abandonne les bases théologiques de la morale, et qu’on en revienne à une morale purement