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GUARDIA.philosophes espagnols

s’aventurer sur le terrain de la philosophie. Ils écrivent un patois baroque, moins peut-être faute de maturité, que par l’insuffisance de l’instrument, propter egestatem sermonis.

Quoique écrivant en latin, et en latin d’école, avec des barbarismes obligés, consacrés par la tradition, et non sans quelques accrocs à la syntaxe, Gomez Pereira a une forme très personnelle. Sous la phraséologie scolastique on sent vibrer son esprit, palpiter sa pensée, courir les idées originales, ingénieuses, variées ; et çà et là, on perçoit les émotions d’une âme ardente, passionnée pour le vrai, révoltée contre le culte des idoles. Les jugements portés sur Aristote, Galien, Averroès sont d’un maître ; et l’allégorie transparente qui résume ingénieusement la théorie des sensations est comparable, dans sa brièveté lumineuse, aux fictions classiques de Buffon et de Condillac. Il excelle dans la discussion et la critique, et il se meut à l’aise dans ces abstractions où brille son esprit d’analyse. Il ne serait pas Espagnol, s’il n’avait pas cette causticité mordante qui donne un tour si vif à la censure qu’il fait des autorités les plus graves. Il n’a point le respect superstitieux des grands noms. L’auréole de la sainteté ne l’éblouit pas jusqu’à lui faire oublier les inconséquences et les défaillances de saint Augustin et de saint Thomas. Platon l’amuse sans lui imposer ; Aristote lui apparaît avec toutes ses contradictions, et il ose n’être pas toujours de l’avis d’Hippocrate, passé Dieu grâce à son prophète Galien.

Ce n’est point pour le plaisir de démolir qu’il est iconoclaste. Son amour de la vérité est si vif, que ses propres opinions n’obtiennent point des arrêts de complaisance au tribunal de son inflexible raison. Non seulement il va au-devant des objections, en soulevant lui-même les plus sérieuses ; mais il ne rougit point de confesser ses erreurs et de les redresser. En revoyant les épreuves de son premier ouvrage, il signale les endroits faibles et fait quelques rétractations importantes ; il avoue s’être trompé, avoir péché par omission ou par commission, avec une aisance et une candeur qui imposent la confiance. Il s’excuse d’avoir hâté l’édition de son livre de médecine pour prévenir une contrefaçon qui se préparait en Italie, à la suite d’une indiscrétion ou d’une infidélité qu’il ne fait que signaler en passant. Son habitude est de citer les auteurs qu’il invoque ou qu’il attaque, sauf deux ou trois contemporains, deux théologiens et un médecin. L’un de ces théologiens devait être Domingo Soto, professeur illustre de Salamanque et maître de Melchior Cano. Il est moins facile de deviner le nom du confrère dont il réfute la doctrine, avec autant de fermeté que de respect, et qu’il avait dû connaître, soit à l’Université, soit à la Cour. L’Espagne