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avait alors un corps médical où brillaient quelques intelligences d’élite, de sorte que les conjectures pourraient s’égarer sur une demi-douzaine de noms.

Gomez Pereira aimait passionnément la dispute, et ne dédaignait point ses contradicteurs. Il avait dû trouver à qui parler dans la maison des princes où l’appelaient ses fonctions ; et il mentionne avec complaisance quelques entretiens qu’il eut avec des théologiens et des médecins dont l’adhésion à ses doctrines lui semblait enviable, mais plus désireux de connaître ses paradoxes que de les partager.

Les docteurs et les licenciés étaient des gens graves par état, se défiant des nouveautés, fidèles à la tradition, s’inquiétant peu de l’avenir, orthodoxes avant tout, vénérant les autorités séculières et ecclésiastiques, tremblant au seul nom de l’Inquisition dont la vigilance ne s’endormait plus depuis que des velléités de réforme menaçaient l’unité de foi, et rendaient suspects les hommes distingués par leurs talents. C’est de cette époque d’intolérance que date le dicton populaire : « Trop de savoir mène à l’hérésie. » Un savant renommé passait aisément pour luthérien auprès de la foule ignare. Le caractère sacré du prêtre et du religieux ne préservait point du soupçon et de ses suites. Constantino Ponce, Cazalla et autres membres illustres du haut clergé ne trouvèrent pas grâce devant le Saint-Office, dont l’audace alla jusqu’à porter la main sur l’archevêque de Tolède, l’illustre et infortuné Carranza, qui encourut la censure ecclésiastique après avoir langui des années en prison, comme un malfaiteur. La loi des suspects et la terreur régnaient en permanence ; ce régime eut son immanquable effet : bientôt les consciences ne furent plus troublées, et les intelligences tombèrent en paralysie. Quelques sophistes d’un optimisme suspect, car ils ne manquent point d’esprit, estiment qu’à tout prendre, l’Inquisition avait du bon et qu’elle fut en somme un frein salutaire pour la pensée ; et ils ne savent pas, les malheureux, jusqu’où est descendue la conscience nationale d’un peuple qui applaudit à ces misérables sophismes. Voilà donc à quoi servent les leçons de l’histoire, dans ce pays qui est à la queue de tous les autres, pour avoir abdiqué ses droits et méconnu ses devoirs.

Les circonstances n’étaient pas favorables à la propagande dans un milieu où toute nouveauté devenait suspecte, et dangereuse pour le novateur. Ni la philosophie, ni la médecine de Gomez Pereira ne trouvèrent accueil dans ce monde des écoles que la douane vigilante de Philippe II allait préserver de la contagion par un cordon sani-