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et approprié par l’admiration des autres, dont l’orgueil, par le fait même, s’élève ou tend à s’élever à son niveau. L’admiration est un plaisir ou une peine ; elle est un plaisir, c’est-à-dire un accroissement de foi en soi-même, quand son objet peut être précédé du pronom possessif mon ou mien ; dans ce cas, elle est l’extension du moi obscur à quelque moi glorieux qu’il s’approprie ; elle est l’effacement des limites des moi. Voilà le miracle et l’avantage de l’association. Une autorité glorieuse, forte et respectée, sur laquelle s’élèvent tous les yeux, est la seule conciliation possible des amours-propres antagonistes, soit individuels, soit collectifs. Le morcellement féodal, à cet égard comme à tout autre, n’a fait place à l’assimilation et à la fusion moderne que grâce à l’éclat du pouvoir royal. Quand la foule admire son chef, quand l’armée admire son général, elle s’admire elle-même, elle fait sienne la haute opinion que cet homme acquiert de lui-même, et qui rayonne en fierté de race ou de génie sur le front d’un Louis XIV ou d’un Cromwel, d’un Alexandre ou d’un Scipion, voire même d’un tribun quelconque. Cette admiration unanime est l’aliment de cet orgueil, de même que cet orgueil a été le plus souvent la source première de cette admiration. Elle et lui croissent et décroissent parallèlement. Voyez s’exalter à la fois l’audace orgueilleuse de Napoléon et l’enthousiasme de ses soldats pendant sa triomphante période, d’où une puissance énorme de foi dépensée ; puis, quand le cours des défaites commence, voyez la Grande Armée s’attrister, perdre foi et Napoléon lui-même douter de son étoile[1].

Sous Louis XIV, on a vu, par une coïncidence heureuse, la plus élégante politesse — je ne dis pas la plus louable — s’unir à la plus brillante gloire monarchique, pour produire une intensité remarquable d’orgueil national, en même temps que, par d’autres apports, par l’épuration de la langue mûrie et la régularisation du Droit, par les progrès de l’unité religieuse et du pouvoir royal, le fleuve de la foi et de la conscience nationale grossissait au delà de toute espérance. De telles coïncidences ne sont point des exceptions fortuites ; elles se reproduisent plus ou moins à chaque grande époque historique, sous Périclès comme sous Auguste, sous Ferdinand et Isabelle

  1. Il est rare qu’un immense orgueil, parfois même ridicule, ne soit pas en tête de toutes les grandes créations. L’orgueil précède la gloire, qui n’est que son rayonnement imitatif en quelque sorte. Sans le faste asiatique du père de Frédéric le Grand, son fils eût-il été si ambitieux et si glorieux, et l’Allemagne serait-elle aujourd’hui ce qu’elle est ? Tous les initiateurs de génie, Rousseau, Napoléon, Hugo, ont été des montagnes d’orgueil. L’orgueil des rois, et aussi bien des consuls et des sénateurs, fut de tout temps une condition de la grandeur des peuples.