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TARDE.catégories logiques et institutions sociales

plus forte possible ? — Ce problème ardu est résolu aux époques avancées de l’histoire, mais imparfaitement et superficiellement toujours, par la Politesse. La Politesse est, ce semble, le plus confortable arrangement des amours-propres entre-pressés le plus doucement ou entre-heurtés le moins durement qu’il se peut. Elle consiste avant tout à rendre les orgueils invisibles ou impalpables les uns aux autres, moyennant force interpositions de mensonges complaisants.

La Politesse, dans une certaine mesure et à certains égards, est donc aux amours-propres ce que le Droit est aux intérêts. Les intérêts naissent hostiles, contradictoires ; le Droit les délimite et, se substituant à eux, les rend extérieurement conciliables par cette substitution. Quand l’individu tient à ses droits comme à la chose capitale, la Paix devient possible, car ils lui font oublier l’illimité de ses désirs et de ses ambitions natives ; s’attacher à ses droits, c’est s’intéresser à la limitation même de ses intérêts. De même, quand l’homme civilisé — et aussi bien le barbare et le sauvage même, car le sauvage même est poli à sa façon — met son orgueil à paraître bien élevé, c’est-à-dire à ménager l’orgueil d’autrui et à masquer le sien pour le protéger de la sorte, la vie urbaine, la vie sociale à vrai dire, devient possible, et l’on commence à goûter les douceurs du savoir-vivre.

Mais la Politesse, qui permet aux orgueils de se juxtaposer, ne les fait pas s’entre-pénétrer ; d’ailleurs elle n’est propre à sommer, même extérieurement, que des doses modérées de foi et de confiance en soi-même. Si ces doses sont dépassées, si l’orgueil et l’ambition se mettent à pousser de forts élans dans des cœurs naguère modestes, adieu les formes agréables et caressantes de l’urbanité ! Or, les orgueils et les ambitions, à l’origine, ont dû être immenses. Je ne parle pas surtout des orgueils individuels, car, primitivement, les individus comptent peu par eux-mêmes ; mais, en revanche, les orgueils collectifs des membres de chaque famille et de chaque village sont prodigieux et éminemment contradictoires. Chaque groupe social s’estime ridiculement et méprise son voisin. Cette contradiction profonde des jugements d’amour-propre local est peut-être la difficulté la plus grande qui s’oppose en tout pays primitif à l’établissement d’un ordre social, qui mette fin à ces mépris réciproques, et aux querelles sans fin dont ils sont la source. Comment lever cette antinomie ? La politesse n’a rien à voir ici. Une autre solution, plus profonde et plus complète, a donc été requise dès le début, et, à vrai dire, elle ne cesse pas d’être toujours nécessaire, ne serait-ce que pour rendre l’autre possible. Elle a été fournie par le phénomène de la Gloire. La Gloire, c’est l’orgueil prodigieux d’un seul, redoublé