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native de l’homme, Sans elle, nous y croirions encore. Toujours le pessimisme est le fruit naturel des révolutions. Avant la tempête sanglante de la Réforme, aux beaux jours de la Renaissance néo-païenne, quelle joie optimiste étincelait partout, sous le pinceau des peintres, sous la plume des poètes ! Mais, après les guerres de religion, au xviie siècle, soit chez les protestants, soit chez les catholiques, on se complaît à voir tout en noir, et le jansénisme rivalise avec le calvinisme de désolation dans l’abomination. Pareillement, il a fallu l’ouragan révolutionnaire et le déluge impérial qui a suivi, pour rendre possible Schopenhauer. J’imagine qu’on eût bien ri de cet original à la table de Frédéric le Grand s’il eût osé venir s’y asseoir à côté de Voltaire. — D’ailleurs, peu importe que nos idées nous viennent ou non de celles de nos pères. En somme, notre socialisme d’État, bien qu’il se qualifie expérimental et pratique, est avant tout une conception rationnelle tout comme leur individualisme. Ils ont raisonné, et raisonné sur des faits, comme nous ; seulement sur moins de faits que nous. Ils ont fait œuvre de logique, comme nous. Seulement la logique dont ils ont suivi le fil jusqu’à le rompre est celle qui borne sa tâche à accorder entre elles les opinions et les convictions, les passions et les résolutions, entrées dans un même cerveau ; tandis que la logique dont nous avons besoin est celle qui s’efforce — inconsciemment jusqu’ici, de plus en plus consciemment à l’avenir — de faire coexister dans un même État avec le moins de chocs possible, avec le plus de concours possible en vue du bien général, les croyances contraires ou semblables, les penchants rivaux ou alliés, des divers individus. Mais, pour être plus compréhensive que la logique ordinaire individuelle, cette statique ou cette dynamique des idées et des désirs nationaux, que j’appelle logique sociale, n’est pas d’une autre nature. On peut indifféremment faire rentrer la première dans la seconde, ou la seconde dans la première. Leurs conclusions, sans doute, diffèrent et doivent différer très fort tant que les sociétés restent éloignées du terme final où elles aspirent et où le désaccord des deux logiques cessera. Voilà pourquoi, notamment, les constituants, qui prenaient pour norme unique de l’ordre rationnel la logique individuelle, la cohésion des croyances d’un même esprit, ont si mal réglé les rapports de l’Église et de l’État, ne concevant pas de milieu entre une religion asservie et une religion persécutée. En effet, concevez-vous un esprit qui admettrait et couverait en lui-même une croyance en contradiction avec ses autres croyances plus chères ? Un État payant des prêtres pour professer ce qu’il juge être des erreurs eût exprimé une incohérence toute pareille, aux yeux des logiciens de 89. À nos yeux, il n’en est rien ; mais pourquoi ? Est-ce par mépris de la logique et de la raison, comme on pourrait le croire, ou par indifférence à l’erreur ou à la vérité ? Nullement : c’est, au contraire, en vertu de cette partie de la logique qui, en attendant mieux, consiste dans l’adaptation des moyens aux fins et conseille d’utiliser l’erreur même en vue du bien de ceux qui se trompent ou de leurs concitoyens. À cet