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REVUE GÉNÉRALE.giordano bruno

cette autre victime, se liait avec le passant : il ne put l’amener à suivre la religion calviniste. Giordano prit seulement l’habit laïque, avec la cape et l’épée, se fit inscrire parmi les étudiants[1], et commença une polémique qui lui valut sa première incarcération.

Calvin était mort en 1564. Mais l’esprit de l’âpre réformateur et son implacable roideur, sinon son génie profond et ferme, vivaient toujours parmi les « maniacles pistoletz, les démoniacles Calvins, imposteurs de Genève[2] ». On mit Bruno en demeure de quitter la cité ou de se faire calviniste : il partit et passa en France[3].

Lyon ne lui donna pas le travail que son dénuement espérait trouver dans une des grandes imprimeries où Dolet et Servet avaient travaillé. Il poussa jusqu’à Toulouse, la ville d’étude où l’on brûlait « les regens comme harans soretz ». Il y avait assurément parmi les penseurs libres de ce siècle une franc-maçonnerie secrète, et Bruno sur des recommandations apportées de Lyon fut aussitôt accueilli dans la société éclairée, invité à lire la Sfera, et durant six mois vécut à Toulouse d’une vie toute studieuse et philosophique, commentant Aristote dans le De Animâ, faisant une sorte de cours libre, et admis enfin, après un concours, à l’enseignement public. Après Pomponace, Niso, Patrizzi et Cremonini, il semblait nouveau dans ses explications d’Aristote, par le feu qu’il mettait à exposer les premières idées qui fonderont sa propre doctrine, espèce de monisme panthéistique.

Le commentaire du De Animâ, et le De Claris, composé sur le Grand Art de Raymond Lulle, se sont perdus. Il y eut d’abord, et il demeura toujours dans la pensée de Bruno, une influence profonde de la doctrine de Lulle. Qui étudiera son œuvre, et voudra refaire avec les documents nouveaux le judicieux et solide ouvrage de Christian Bartholmess, devra, je pense, tenir grand compte de la marque laissée en Bruno par l’étrange génie du philosophe kabbaliste. La vie militante de Raymond Lulle devait séduire l’âme ardente et la pensée enflammée de Giordano, et aussi les ressemblances même qu’offrait aux débuts avec la sienne propre une carrière philosophique commencée par le Maître sous l’habit de franciscain.

Toulouse ne put garder longtemps le moins tempéré des philosophes, et, dès 1582, il arrivait à Paris, fuyant encore, fuyant toujours un danger que la hardiesse de son esprit faisait renaître partout

  1. V. Documents, publ. par Th. Dufour, directeur des Archives à Genève, et deux articles de Marc Monnier dans la Bibl. Universelle et Revue Suisse (1884, t.  XXIV, p. 225 et 574).
  2. Rabelais, IV, XXII.
  3. Documents, IX, 346.