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autour de lui. Il traversa la province déchirée et déchaînée par la faction de la Ligue, plus brouillonne et plus redoutable à mesure que Paris devenait plus voisin. Le titre de maître ès arts, obtenu à Toulouse, lui donnait droit d’enseigner à Paris. « J’allai à Paris, nous dit-il, et me mis à lire une leçon extraordinaire afin de me faire connaître et de faire parler de moi. » Ses leçons, car il en fit trente, portèrent sur l’étude des trente attributs divins, tels qu’ils sont exposés et distribués dans la première partie de la Somme de saint Thomas. Le succès fut grand, et tel, qu’une chaire fut offerte au nouvel arrivant. Excommunié pour sa fuite et pour avoir quitté l’habit, il ne put accepter une fonction qui impliquait l’obligation morale d’assister à la messe et aux offices.

Il trouva encore dans ces leçons publiques l’occasion de faire revenir ses propres idées sur le principe divin, « générateur de tout, fin terminante de tout ». L’éloquence de l’Italien séduisit à tel point l’auditoire bouillant et militant d’alors, que le bruit parvint jusqu’au roi. Henri III fit mander Bruno et lui donna quelque subside.

C’est alors qu’il reprit l’art mnémonique de Lulle, afin d’en faire une logique, une méthode rigoureuse de direction pour la libre recherche du vrai. Préoccupation éternelle de la science intellectuelle, qui étouffa presque au moyen âge le fond sous la forme, et dont une des phases finit dans la révolution cartésienne.

Rien ne serait moins facile que suivre en les analysant les ouvrages de Giordano Bruno. Il y faudrait, sans parler d’une édition que nous attendons encore, une science approfondie des philosophies — et des astrologies — qui se sont venues confondre dans l’alliage prodigieux de ce système. Il est du moins une influence que marque à la première vue le style même de Bruno. Il est un esprit qui anime son âme essentiellement latine et italienne. Cette influence et cet esprit viennent des vieilles sagesses gréco-italiennes, du souffle qui par la Grande Grèce vint inspirer Lucrèce et Virgile dans leurs vers philosophiques. Le style même de Giordano dans sa poésie latine et italienne est tout pénétré du rythme puissant de Lucrèce, toute sorte d’expressions lucrétiennes et des hémistiches entiers s’y retrouvent, venus du De Naturâ Rerum, éclatant parmi cette alluvion si diverse et si confusément formée.

Encouragé par l’accueil du roi, Bruno lui dédiait son De Umbris Idearum, en 1582. À peine ce livre était-il achevé, que l’étrange siècle, où le roi que fut Henri III allait solennellement demander un fils à Notre-Dame de Cléry, ce siècle où la vie semble plus forte et plus compliquée, mais absolument incertaine aussi dans ses principes, forçait Bruno à quitter la France et le menait en Angleterre.