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P. REGNAUD.l’idée de racine et de suffixe

pu livrer ses secrets pour ainsi dire à première sommation. On adopta donc hardiment, ou plutôt témérairement, les données de Pânini, et le système que l’on mit sur pied ne fut que l’ensemble des conséquences impliquées par de telles prémisses. Racines et suffixes furent considérés comme des entités réelles ayant joui jadis d’une existence indépendante : ceux-ci s’étaient combinés avec celles-là durant les périodes anciennes du développement du langage, et il en était résulté les formes agglutinées, comme on les appela, qui constituent le fond du vocabulaire du sanscrit, du grec, du latin, etc.

Cette hypothèse morphologique entraînait les suivantes sur le terrain de la logique et de la sémantique. Les racines, à l’époque où elles étaient isolées des suffixes, devaient réunir sous une forme unique toutes les nuances de signification qui furent marquées et distinguées plus tard par ceux-ci. Les suffixes, de leur côté, n’avaient pu être alors que des racines pronominales remplissant le rôle des pronoms démonstratifs ou personnels actuels. Quant à la preuve que jamais langage humain n’avait pu s’exercer intelligiblement avec de semblables matériaux, on prétendait la fournir à l’aide du chinois, mais sans soumettre préalablement cette langue à une étude historique et analytique indispensable pour démontrer le caractère primitif qu’on lui attribuait et pour donner à la comparaison quelque valeur probante.

Dans tous les cas, l’indo-européen des anciens temps aurait été une sorte de parler nègre naturel, à la différence du parler nègre véritable qui n’a rien de primitif ni de naturel.

Mais, laissant toute assimilation de côté, on peut dire qu’au point de vue morphologique l’hypothèse de l’agglutination est purement gratuite, car on n’a jamais observé dans les langues de la famille qui nous occupe un seul fait sûr qui l’étaye ; au point de vue logique, elle paraît plus hasardée encore. Le but de celui qui parle est, en effet, de se faire comprendre, et rien de plus douteux que ce résultat ait pu s’obtenir à l’aide de formes qui servaient non seulement de noms, d’adjectifs et de verbes, mais qui impliquaient encore les différentes idées de genre et de nombre, ainsi que celles de temps et de mode sans caractères distinctifs correspondants.

En résumé, on n’a jamais vu, du moins dans la famille des langues indo-européennes, de racine nominale ou verbale s’agglutiner à une racine pronominale pour donner naissance à une forme fléchie ; et l’on ne comprend pas comment le langage uniquement composé de ces deux sortes de racines à l’état isolé pouvait être intelligible.

On en conclura avec d’autant plus de confiance à l’improbabilité de la théorie de l’agglutination qu’il est facile de se rendre compte