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ainsi le chat exerce sur un arbre ou sur une chaise les griffes qu’il enfoncerait volontiers dans une proie vivante, les rats rongent les objets qui ne peuvent les nourrir, etc. ; les organes des sens ont aussi besoin d’exercice et l’on a plaisir en dehors de toute activité à regarder et à entendre les animaux. Les enfants, pour jouer, simulent les actes qui ont été ou qui sont encore nécessaires à la vie de l’espèce la chasse, la cuisine, etc. On voit ici un germe possible d’une activité désintéressée à certains égards qui finit par être agréable en elle-même et qui, sans utilité propre, devient utile simplement parce qu’elle fait plaisir. Le caractère de l’activité esthétique serait ainsi d’être inutile et désintéressée, l’art serait un jeu supérieur. M. Guyau dans un ouvrage bien connu a combattu avec un grand talent cette doctrine ; il a tâché de faire dériver l’art de sources plus profondes, l’art pour lui n’est pas un jeu, il sort de la vie même, il est sérieux comme elle et s’identifie presque avec elle : M. Guyau prévoit même la possibilité d’une race chez qui « tout plaisir contiendrait, outre les éléments sensibles, des éléments intellectuels et moraux ; il serait donc non seulement la satisfaction d’un organe déterminé, mais celle de l’individu moral tout entier ; bien plus il serait le plaisir même de l’espèce représentée en cet individu. Alors se réalisera de nouveau l’identité primitive du beau et de l’agréable, mais ce sera l’agréable qui rentrera et disparaîtra pour ainsi dire dans le beau. L’art ne fera plus qu’un avec l’existence ; nous en viendrons, par l’agrandissement de la conscience, à saisir continuellement l’harmonie de la vie, et chacune de nos joies aura le caractère sacré de la beauté. »

Les deux théories ne sont peut-être pas absolument contradictoires et, au point de vue du développement et de l’état actuel du sens du beau et des productions esthétiques, la théorie de M. Spencer peut être admise en grande partie sans qu’on rejette l’opinion de M. Guyau. Il faut tenir compte d’ailleurs d’une distinction qui n’a pas été suffisamment établie entre l’art et le beau, on peut très bien admettre que l’art est une sorte de jeu, le plus noble et plus élevé des jeux, que la contemplation du beau est une activité désintéressée en un sens, sans admettre que le beau soit forcément le résultat d’un jeu. Dans la théorie de M. Guyau, il faudrait seulement admettre que l’homme parfait serait beau dans toutes ses fonctions et que le beau dans la nature rendrait inutile et supprimerait la production artificielle et voulue du beau, l’art et le jeu.

Quoi qu’il en soit, le développement du sens du beau et de l’activité esthétique paraît bien se faire comme les évolutionnistes l’ont indiqué. J’ai vu un enfant âgé d’un an et quelques mois continuer après