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certains biens n’aient pu, à l’origine, être produits, exploités, utilisés, et par conséquent appropriés que d’une manière collective.

M. Letourneau est très sévère, on le sait d’ailleurs, pour notre civilisation actuelle, essentiellement mercantile, « où position sociale, choix d’une profession, genre de vie, mariage, etc., même la durée de l’existence, tout en un mot est une question d’argent ». Il s’efforce de montrer que, malgré les apparences, l’organisation actuelle de la propriété est fort peu démocratique, tend à accentuer de plus en plus les inégalités en permettant l’accumulation indéfinie des biens dans les mêmes mains, et aboutit à la diminution progressive du croît de la population. On a cru pouvoir accuser M. Letourneau, à propos de son Évolution de la morale, de croire trop aveuglément au progrès et aux bons effets de la sélection naturelle. La critique était-elle injuste, ou l’auteur en a-t-il tenu compte ? Toujours est-il que, comme on le voit, elle ne peut guère s’appliquer à l’ouvrage présent. Il contient le franc aveu que tout n’est pas progrès dans l’évolution, qu’il y avait du bon dans la solidarité détruite par notre régime de propriété individualiste, que ce régime n’aboutit pas toujours au triomphe du plus digne, mais souvent à celui du plus avide et du moins scrupuleux. « Si rien ne vient amender cet état de choses, tout au moins en enrayer le progrès, il est bien probable que la civilisation européenne aura la fin lamentable de toutes celles qui l’ont précédée et dont l’évolution n’a pas été arrêtée. Elle mourra de ses propres vices ou succombera sous la poussée des barbares du dehors ou du dedans. Mais ce résultat est-il fatal ? Nullement… les nations peuvent elles-mêmes faire leurs destinées. » (P. 496.) Évolutionniste, M. Letourneau s’inscrit donc en faux contre les résultats d’une évolution dont cependant il reconnaît la généralité ; il croit qu’ils peuvent être corrigés et qu’ils doivent l’être ; s’il proclame sa confiance dans l’avenir, cette confiance n’est pas une confiance aveugle et absolue dans la force des choses, mais une confiance relative dans la sagesse des sociétés. Au reste tout n’est pas à détruire dans les conquêtes de l’individualisme, pas plus que tout n’est à reprendre, nous en avons noté l’aveu, dans les institutions du passé qui ont fait leur temps, « parce qu’elles imposent à l’individu de trop gênantes entraves. Toute réforme qui les imiterait en cela serait d’avance condamnée. Ce qu’il s’agit d’établir, c’est un régime de solidarité sans doute, mais faisant une place légitime à l’individualisme, même à la concurrence… » Comment y arriver ? C’est ce que malheureusement nous ne voyons pas bien. Une seule réforme est définie avec quelque précision. C’est la limitation du droit d’héritage, réclamée d’ailleurs aujourd’hui d’une manière bien générale par les sociologues qui en reviennent ici, non sans raison, à Saint-Simon ; réforme déterminée, relativement facile à réaliser, parce qu’elle est facile à graduer et à étendre progressivement sans léser les droits acquis. Mais toutes les protestations à la J.-J. Rousseau contre la possession individuelle du sol, de quelque raisonnement spécieux qu’on