Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/661

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
651
analyses. — ch. letourneau. Évolution de la propriété.

ment des petits, jusqu’à ce que le développement croissant de la richesse mobilière vienne atténuer l’importance de la propriété foncière, non sans créer à son tour de nouvelles inégalités, de nouveaux abus, une nouvelle féodalité ploutocratique.

Il y a sans doute beaucoup de vérité dans ce tableau. Il nous semble toutefois que M. Letourneau voit trop exclusivement dans l’appropriation individuelle du sol l’effet de la violence, de l’usurpation, d’un empiètement de l’individu sur un droit primordial de la communauté. Chose étrange ! le progrès de l’individualisme qui, de son aveu même, est la loi générale, apparaît tout le long de son livre comme quelque chose d’artificiel, de violent. N’oublie-t-il pas trop (il est vrai que ce serait retomber dans les dogmes économiques » ) un facteur essentiel, le travail, qui pénétrant de plus en plus la terre l’individualise nécessairement au fur et à mesure qu’il l’humanise ? Assurément la terre est loin d’appartenir toujours à celui qui la cultive (et ce fait n’est nullement particulier à la propriété foncière). Mais comme on l’a très bien montré dans un ouvrage qu’on nous permettra de citer[1], les sociétés primitives n’avaient en général aucun intérêt à empêcher la constitution de la propriété foncière privée, que les sociétés modernes favorisent (par exemple aux États-Unis, en Algérie). Cette propriété était en somme créée avant d’être usurpée. Sans aller, avec l’auteur que nous venons de citer, jusqu’à soutenir que c’est la propriété individuelle du sol qui est devenue collective, on peut montrer que certaines propriétés primitives étaient collectives, parce que, en l’absence de toute division organisée du travail, elles émanaient d’un travail collectif lui-même et dans lequel la part de l’individu ne pouvait être assignée, et qu’en dehors de ce travail la propriété, comme nous l’avons dit, était moins collective que nulle[2].

En somme, M. L. nous montre l’individualisation de la propriété. Mais ne pourrait-on pas utilement retourner les termes de la question, et, puisqu’il est constant que la propriété individuelle a toujours existé, en faire voir le développement et montrer comment elle arrive à englober, à absorber les biens primitivement collectifs ? Car il faut avouer que M. Letourneau nous laisse singulièrement perdre de vue le développement de la propriété individuelle, la plus véritablement digne de ce nom et la plus primitive, en somme, quoique assurément elle ne se soit au début appliquée qu’à peu d’objets ; et qu’entraîné par ses préférences, il ne s’occupe guère que de la propriété foncière. On comprendrait mieux alors les progrès constants de l’individualisme : c’est qu’en effet l’individualisme serait le véritable point de départ, la véritable essence de la propriété, quoique, par leur nature même,

  1. Nantucket, étude sur les diverses sortes de propriétés primitives, par Émile Belot. L’auteur y combat les conclusions de M. de Laveleye, assez analogues à celles de M. Letourneau.
  2. Par ex. l’occupation d’un territoire de chasse ou de pâture. Cf. Nantucket, p. 50 sqq.