Page:Revue scientifique (Revue rose), série 3, année 26, tome 17, 1889.djvu/497

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grande place dans l’art de construire, comme nos artistes et nos littérateurs occupent le premier rang dans l’art contemporain.

Je parle devant un auditoire trop au courant des faits modernes pour que je puisse penser vous apprendre quelque chose que vous ne sachiez déjà sur le rôle considérable des ingénieurs français à l’étranger. Cependant, à l’occasion d’un discours que je prononçais récemment, à la séance d’inauguration de la présidence de la Société des ingénieurs civils, j’eus à étudier ce vaste et beau sujet, et je ne vous cacherai pas que je fus étonné moi-même des preuves saisissantes de notre activité nationale, en ce qui regarde les travaux publics.

En effet, cette part dans le développement industriel des nations est considérable ; elle dépasse peut-être celle de tout autre peuple, sans en excepter l’Angleterre. Elle a commencé à se produire vers 1855, à l’une des époques les plus brillantes et les plus prospères de l’industrie française, et s’étendit presque simultanément en Russie, en Italie, en Espagne, en Portugal et en Autriche. L’ingénieur français n’est pas cet être casanier que la légende condamne à ne pas quitter le sol de sa patrie. Au contraire, pendant ces trente dernières années, on a pu, en tous les points du monde, constater son activité et son influence.

Qui de nous, pendant ses voyages à travers l’Europe et au delà des mers, n’a reconnu, presque avec étonnement, tellement nous avons de méfiance de nous-mêmes et de bienveillance innée pour les autres, que les travaux les mieux conçus, les mieux exécutés et de l’apparence la plus satisfaisante, ont été accomplis par des ingénieurs français ?

Si on entre dans la nomenclature détaillée de ces travaux, on reste étonné de leur importance, qui nous a fait, sans qu’on puisse être taxé d’exagération, des initiateurs d’un grand nombre de nations, lesquelles ont depuis appris, au moins en Europe, à se passer de nous. Mais le monde est grand, et le besoin d’expansion lointaine trouve son aliment, non seulement dans nos colonies et nos pays de protectorat, mais aussi dans le grand nombre des nations qui ont encore conservé leurs anciennes sympathies pour la France, telles que toute l’Amérique du Sud, et notamment le Brésil, le Chili, l’équateur, la République Argentine, où une légion d’ingénieurs appartenant au corps des ponts et chaussées ou ingénieurs civils propage, en ce moment même, le renom de la science et de la probité françaises, Nos vœux les accompagnent, et vous voudrez bien me permettre, en ma qualité d’ingénieur, de vous demander de vous joindre à moi dans une commune pensée pour les adresser à ces pionniers de l’influence de notre pays au dehors.

Il me reste à vous remercier encore du grand honneur que vous venez de me faire et à vous assurer que j’en conserverai toujours le plus vif souvenir. Je l’attribue beaucoup moins à ma personne qu’à l’œuvre elle-même, que j’ai essayé de rendre digne, aux yeux du monde que nous convions à notre centenaire, du génie industriel de la France.




DISCOURS DE M. SULLY PRUDHOMME

de l’Institut.

Messieurs,

C’est avec une timidité bien naturelle que, rimeur égaré dans une société de savants par une insigne faveur, je me permets de prendre la parole dans ce banquet. Mais pouvais-je me résigner au silence ? J’ai signé une protestation d’artistes et d’écrivains contre le gigantesque édifice dont nous fêtons ce soir le hardi créateur, et je tiens à ce que vous n’ignoriez pas combien cependant, membre de la Scientia, j’avais à cœur d’associer mon hommage au vôtre. Je n’aurais pas voulu vous laisser craindre d’avoir introduit un traître dans la place, et j’aurais été trop humilié d’être jugé par vous incapable de partager non seulement vos travaux, mais encore vos admirations.

Si j’avais été appelé à formuler cette protestation fougueuse, je l’aurais fait plutôt avec un respect plaintif, car deux sentiments divisent mon cœur : d’une part, un grand amour de la poésie, pour laquelle vous témoignez en ma personne une déférence qui vous venge noblement, et, d’autre part, une vive gratitude pour la science, dont j’ai sucé le lait dans ma première jeunesse et à laquelle je dois le meilleur de ma discipline intellectuelle. Ah ! combien j’aurais souhaité de pouvoir admirer la tour Eiffel comme une fleur ! Et quel héroïsme il m’a fallu pour oser choisir entre mon culte de la grâce et ma vénération pour le génie asservissant la force !

Je n’avais, heureusement, jugé et condamné que par défaut, et devant l’œuvre accomplie et victorieuse, je me sens aujourd’hui plus à l’aise que d’autres pour en appeler de ma propre sentence. L’idée que je me fais de mon art me rend sans doute la conversion plus facile qu’à mes confrères, plus facile surtout qu’aux artistes dont les œuvres s’adressent aux yeux. La poésie, en effet, me semble être, comme la musique, un art où la forme, empruntant le moins possible à la matière, n’est plus, pour ainsi dire, que le frisson même de l’âme. Aussi le poète, à mon avis, peut-il regretter que la tour Eiffel ne caresse pas les yeux sans perdre pour cela le droit ni faillir au devoir d’y saluer une audace magnifique dont la majesté suffit amplement à le satisfaire. Ce colosse rigide et froid peut dès lors lui apparaître comme un témoin de fer dressé par l’homme vers l’azur pour attester son immuable résolution d’y atteindre et de s’y établir.

Voilà le point de vue qui a réconcilié mon regard